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ARAGON Louis : sa vie et son oeuvre

Publié le 14/11/2018

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aragon

C’est leur conception du temps qui les oppose le plus radicalement. Quand Breton met au point peu à peu la théorie du « hasard objectif » où le temps s’humanise dans des plages de désir pur, puis s’accélère comme dans une « conduite forcée », Aragon s’interroge toujours sur le sens du temps et, par exemple, dans le titre le Mouvement perpétuel, annule par le mot de perpétuel ce qu’il y a d’humain dans le mouvement.

 

Enfin, grâce à Breton, Aragon a trouvé un groupe humain d’élection, mais il n’est pas un assidu des réunions quotidiennes, lui pour qui l’invention est beaucoup plus solitaire, promise qu’elle est par les grâces de l’instant et par l’arbitraire du langage.

 

Il reste que les poèmes de Feu de joie (1919) et du Mouvement perpétuel (1926), que les textes narratifs d'Anicet ou le Panorama, roman (1920), le pastiche les Aventures de Télémaque (1922), les nouvelles du Libertinage surtout (1924), ainsi que le Paysan de Paris (1926), proposent l’invention la plus éblouissante de l’avant-garde qui se trouve avec lui comme incluse dans le surréalisme naissant, tandis que Traité du style (1928) en est sans doute le texte polémique le plus violent.

 

La rupture avec Breton se fait par étapes mais clairement sur deux plans. Sur le plan littéraire, Aragon a réinventé pour lui-même le roman par la pratique de l'incipit, du collage et du pastiche, mais, achoppant sur la longueur (avec la Défense de l'infini, plus de mille pages qu’il ne parvient pas à nouer), il détruit le manuscrit, certain qu’il était aussi que dans cette entreprise il était désavoué par le groupe. Sur le plan politique, Aragon, qui est entré au P.C.F. en 1927 avec Breton et quelques autres, se fait mandater par le Parti au congrès de Kharkov en 1930; il espère y faire reconnaître la vertu révolutionnaire du surréalisme... et finit par signer un texte qui le condamne pour idéalisme. La rupture est quasi inévitable; elle adviendra en 1932, à l’occasion de l’affaire du poème « Front rouge » (dans le recueil Persécuté persécuteur).

 

Eisa et les années d'apprentissage d'un adulte

 

Aragon a rencontré Eisa en novembre 1928, après qu’abandonné par Nancy Cunard et acculé par l’absence d’argent il a tenté de se suicider à Venise. Elle cherche à connaître, par Maïakovski, l’écrivain du Paysan de Paris et emploie toute sa ténacité à se faire aimer de lui. Plutôt distante à l’égard du groupe surréaliste, elle ouvre Aragon à la culture de langue russe, sa langue natale, et, lorsque la rupture avec Breton est consommée en 1932, elle est la médiatrice du passage dans ce monde culturel de vieille tradition réaliste, désormais lié au socialisme. Elle et lui font de longs séjours en U.R.S.S., en 1932-1933, en 1934-1935, puis durant l’été 1936; fidèle à la tradition réaliste russe, elle y trouve aussi désormais l’idéal révolutionnaire, tel qu’il va être bientôt codifié par Jdanov. Cependant, Aragon, qui a rencontré Maurice Thorez dès 1933, développera, en conformité de vues avec ce dernier, une théorie nationale du réalisme (conférence en 1937, reprise dans Europe en mars 1938 : « Réalisme socialiste, réalisme français »).

 

Au printemps de 1933, retour d’U.R.S.S., Aragon commence le vrai apprentissage de sa vie, lui à qui tout semblait jusqu’ici avoir été donné : à V Humanité, où on ne l’accueille pas à bras ouverts, puis à la revue Commune, il apprend le métier de journaliste — qu’il avait pratiqué dès 1921, à Paris-Journal, mais épisodiquement ensuite — et diversifie sa connaissance du monde ouvrier (grèves de 1933-1934). Après ces années de silence relatif, il publie en 1934 Hourra VOural, poèmes engagés, quasi pédagogiques, écrits durant son voyage en U.R.S.S., et les Cloches de Bâle, roman qui propose

 

le modèle de trois femmes, œuvre d’une lucidité politique et sociale inégale.

 

Il se dépense sans compter dans la lutte antifasciste, organisant le congrès de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (A.E.A.R.) [1935], convoyant des fonds en Espagne (1936). Entraîné par ce militantisme, il n’a voulu voir ni les évictions (Ossip Emilie-vitch Mandelstam...) grâce auxquelles s’est tenu sans opposition le Ier Congrès des écrivains soviétiques (1934) ni la monstrueuse machinerie des «procès de Moscou ». En 1937, il devient codirecteur, à sa création, du journal Ce soir et combat la politique louvoyante de Georges Bonnet en face des menaces fascistes, ainsi que les accords de Munich. Il écrit coup sur coup les Beaux Quartiers (1936, prix Théophraste-Renaudot), roman qui prend la suite du cycle du « monde réel », et les Voyageurs de l'impériale (achevé en septembre 1939, publié à Paris en 1942, mais dont l’édition intégrale, revue par l’auteur, parut en 1947). Dans Ce soir, il justifie le pacte germano-soviétique et, le journal interdit, doit se réfugier à l’ambassade du Chili.

 

La guerre retourne son image dans l’opinion publique : il participe avec courage à la guerre de 1940, puis, dès sa démobilisation, il organise avec Pierre Seghers une résistance intellectuelle dans le Midi, où il rencontre le peintre Matisse. En 1941, à Nice, Eisa et lui reprennent contact avec le P.C. clandestin, puis s’installent dans la Drôme, après un séjour à Lyon. Ils organisent les réseaux de résistance en zone Sud et la publication en volumes des poèmes de « contrebande » puis de la clandestinité — le Crève-cœur, 1941; les Yeux d'Eisa, 1942, etc., puis le Musée Grévin, 1943. Ces poèmes, qui avaient été diffusés très tôt en revues ou en tracts, furent aussitôt sur toutes les lèvres — et valurent à leur auteur la réputation de grand poète de la Résistance.

 

Mais, deux ans après la Libération, le P.C.F. est de nouveau marginalisé. Aragon voyage dans les pays de l’Est, publie les poèmes du Nouveau Crève-cœur (1948) et prépare l’édition du roman les Communistes (1949-1951). Son réalisme critique, qui produit une œuvre abondante, veut être de type national (Journal d'une poésie nationale, 1954). Directeur des Lettres françaises à la mort de Staline, il cherche à faire traduire en France les grands écrivains soviétiques.

 

Poétique et histoire

 

L’entreprise romanesque du « monde réel » ne doit pas offusquer, par son ampleur, la veine poétique retrouvée durant la Résistance. Deux « périodes », ici : celle du symbolisme, où les textes, transmis « en contrebande », doivent dire et voiler à la fois l’amour pour la Patrie, à travers l’amour pour la Femme; puis celle de la colère, à partir de 1943, où, sous pseudonyme, Aragon écrit l’épopée d’une France torturée, aux valeurs bafouées — et, sous la rhétorique, on pense aux plus grands textes de d’Aubigné, de Hugo, de Dante.

 

En associant la Femme à la Patrie, Aragon renoue avec la tradition courtoise, de laquelle il s’est toujours senti proche par la famille de sa mère — originaire du pays toulonnais, descendant des Massillon et de nobliaux lombards. Il cherche aussi à retrouver les conditions qui ont permis à la poésie du XIIe siècle d’épanouir les valeurs civilisatrices. Il fait appel à toutes les légendes nationales, de Brocéliande à Jeanne d’Arc ou du Guesclin, justifié qu’il est par Georges Politzer de faire appel à elles — qui ne doivent certes pas se confondre avec des mythes raciaux. La forme même de ces textes poétiques y puise ses rythmes, linéaires comme ceux de la chanson ou complexes comme ceux de la poésie la plus savante (rimes — dont le principe est fortement défendu — alternant en consonantiques et vocaliques; rimes intérieures surajoutées). Cette vélocité — pour ne pas dire une certaine facilité parfois — et cette attention au rythme éloignent Aragon de ses tentatives poétiques de l’époque surréaliste, marquées par le rôle prééminent de l'image.

 

Il n’en est pas tout à fait de même dans la prose. Certes, la référence à l’histoire cautionne la série romanesque du « monde réel » (des Cloches de Bâle aux Communistes) — une histoire conçue comme dialectique. Ébranlée cette croyance, durant la crise de 1950 à 1960, c’est le roman qui est à nouveau devenu difficile, comme il l’avait été de 1927 à 1933. Mais le rôle essentiel de l’incipit fait la jointure avec l’écriture surréaliste, non moins que le collage, appelé désormais « parenthèse ».

 

L’incipit dans le roman : découverte fortuite, exploitée avant d’être explicitée (en 1965 puis en 1969, seulement). Une tentative pour écrire un roman dans la veine du Traité du style avait avorté, durant les derniers temps du surréalisme. Après un long silence, la première phrase qui lui vint (« Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet Papa ») prenait le caractère d’un donné — comme ces phrases de demi-sommeil dont parle Breton dans le premier Manifeste. Mais quand Breton se bornait à livrer ces pierres brutes comme des témoignages, Aragon en 1933 ressent la phrase donnée comme la note unique et précieuse d’un diapason, dont il s’agit de développer les harmoniques en un sens réaliste.

 

Il n’échappe à personne que « le caractère inconscient de cet incipit qui déverrouille le roman, c’est d'abord qu’il déverrouille l’aveu de l’enfance illégitime » (Pierre Daix). La suite du texte approfondit l'incipit, dans un rapport nécessaire avec lui — comme s’il était inévitable qu’il se développât —, mais aussi dans un rapport arbitraire, car ce qui s’écrira n’est pas contenu dialectiquement dans ce qui précède. Or, ce mode d'écriture avait déjà été rodé, surtout dans les nouvelles du Libertinage : l’auteur avait achoppé devant le problème de la durée du récit. Durée que le surréalisme d’Aragon fabriquait par le jeu avec l’espace : par des collages.

 

La réflexion sur le collage date, chez Aragon, de 1923, avec un article alors inédit sur Max Ernst (repris dans les Collages, Hermann, 1965) : l’objet inutile qu'à l’instar du peintre le narrateur introduit dans le cours de son texte a pour fonction de lester le récit. Une conversation téléphonique réellement entendue est ainsi introduite dans les Beaux Quartiers, apportant la « lourdeur » nécessaire au genre. Le thème secondaire, ou parenthèse romanesque, généralisant la notion de collage, est plus tard l’objet d’une réflexion répétée, dans les Collages, la Mise à mort, Aragon parle avec Dominique Arban, Henri Matisse, roman. Car, pour finir, seule la métaphore entre le réel (collé) et l’imaginaire, métaphore d’essence poétique, introduit au cœur du concret : c'est, de fait, le rôle de la poésie.

 

La crise des années 50 et l'épanouissement romanesque

 

Une crise couve dès 1951, quand Aragon décide de clore la série romanesque des Communistes : son désarroi est grand quand, accompagné d’Eisa, il découvre en 1952 en U.R.S.S. les signes sans équivoque du stalinisme. Les poèmes de Mes caravanes et les Yeux et la Mémoire (1954) ne laissent cependant rien paraître d’autre que l’angoisse de l’arme atomique et la conviction qu’il faut poursuivre la lutte pour la paix avec le Parti. La crise ne devient patente que devant les révélations qui transpirent du XXe Congrès du P.C.U.S., et devant l’intervention soviétique en Hongrie (1956).

 

La douleur est un tremplin pour l’art d’Aragon. Le Roman inachevé (1956) — autobiographique — et la Semaine sainte (1958) sont les premiers produits, baro

 

ques et fascinants, de l’arrachement à la poésie et de l’arrachement au roman. Le premier offre une diversité formelle extrême, depuis les vers les plus réguliers (souvent courts) jusqu’aux rythmes très longs et aux versets, soudain coupés de pages de prose rythmée, sans ponctuation. Ces éclats arrachés d’un passé conservent chacun leur respiration propre.

 

La Semaine sainte est un roman, fondé sur l’histoire — la semaine sainte de 1815, où Louis XVIII s’enfuit en Belgique, accompagné de Géricault, le peintre, qui acquiert dans ce voyage sa lucidité politique. Il offre surtout une profonde réflexion sur l’art dans ses rapports avec l'histoire. Les deux séries d’œuvres qui suivent sont ainsi profondément imbriquées les unes dans les autres. Poèmes, Eisa (1959), les Poètes (1960), le Fou d'Eisa (1963), le Voyage de Hollande (1964), les Chambres (1969)? Certes, mais aussi réflexion sur l’art, sur la guerre (d’Algérie), sur la dualité dans l’amour; et constant aveu d’une vie. Romans, la Mise à mort (1965), Blanche ou l'Oubli (1967), Henri Matisse, roman (1971), Théâtre/Roman (1974) constituent aussi une tragédie de l’histoire, jamais univoque ni délibérément « optimiste », comme le voudrait un marxisme schématique; tragédie de l’histoire individuelle, où mon passé m’échappe comme un autre, aux yeux d’une autre couleur; pouvoir de l’imaginaire et de ses mots pour inventer le réel...

 

A côté d’une œuvre d’historien considérable (Histoire parallèle des États-Unis et de l'U. R. S.S., avec André Maurois, 1962) s’hypertrophie la réflexion théorique sur les rapports de l'imaginaire et de l’histoire, à l’occasion de la publication des Œuvres romanesques croisées d’Eisa Triolet et Aragon (1964-1974, 42 vol.), puis de V Œuvre poétique (commencée en 1974), enfin de la réécriture des Communistes, pourvus d’une Postface en 1967. Toutes ces introductions ou postfaces originales composent une vaste chaîne, dont le volume séparé Je n'ai jamais appris à écrire ou les « Incipit » (1969) est peut-être le moyeu organisateur. Autour de cette même réflexion tournent les nouvelles du Mentir-vrai (1980), en un volume qui regroupe des textes jusqu’alors disséminés.

 

Le « mentir-vrai ». Le Temps et ses pièges

 

Il s’agit désormais d’inventer les modes théorique et pratique d’un réalisme « sans rivage » (préface à l’ouvrage de Roger Garaudy, 1963). Or l’esprit dispose, pour comprendre le réel, d’un pouvoir hypothèse, autrement appelé imagination : « L’extraordinaire du roman, c’est que pour comprendre le réel objectif, il invente d’inventer. Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière » (« C’est là que tout a commencé », Œuvres romanesques croisées, t. VII, 1965). Ainsi Marie-Noire est-elle un personnage inventé par Gaiffier pour comprendre Blanche (Blanche ou l'Oubli). Toute la vérité romanesque est là, de même que la science progresse en inventant des systèmes (plus généraux) dans lesquels l’« anomalie » originelle est désormais incluse.

 

Mais ce jeu est aussi jeu avec la mémoire, puissance d’oubli. Jamais Aragon ne semble avoir utilisé le schème mental d’un temps continu et irréversible. C’est de réversibilité qu’il rêve toujours, depuis la période surréaliste jusque dans la nouvelle le Mentir-vrai (1964, Œuvres romanesques croisées, t. IV) : « Que ne donnerais-je pour éprouver cette faculté de retour, cette disponibilité d’un recommencement ». Et de là naît la tragédie de la Mise à mort, réflexion anxieuse sur le vieillissement, où le jeune Alfred, qui est Anthoine jeune, est « à tuer » (par Anthoine précisément). Il semble qu'un système

ARAGON Louis ( 1897-1982). Pour dessiner avec exactitude la courbe de la personnalité d’Aragon — et celle de son œuvre (critique, journalistique, poétique et romanesque) —, il faudrait la tresser avec toute l’histoire du XXe siècle : histoire de la littérature (et des conceptions de l’invention); histoire politique, avec tous les enthousiasmes et tous les leurres du parti communiste dans la société française de 1927 à nos jours.

 

On conçoit qu’il y ait un mythe Aragon, on dispute sur la leçon qu’il propose. Le mythe est celui de la diversité : c’est l’écrivain trop doué de l’époque surréaliste qui devient l’écrivain laborieux du « monde réel », puis le poète lyrique de la Résistance, enfin l'éblouissant scripteur des derniers romans; c’est l’homme à femmes qui devient l’homme d’une seule — Eisa — puis retourne, âgé, au dandysme; c’est l’homme de défi qui s’engage dans le militantisme communiste avec l'humilité de qui se cherche une famille, vivant toutes ses crises avec l’amertume de ceux pour lesquels l’idéologie est d’abord affaire de lyrisme. Et s'il est une leçon à tirer de l’œuvre d'Aragon, c’est paradoxalement du côté de la constance qu’il faudrait la chercher : car il y a une jointure entre l’œuvre surréaliste et l’œuvre réaliste (c’est la théorie et la pratique de l'Incipit et du collage); il y a une jointure entre cette dernière et les grandes enquêtes intimes, la recherche d'une science romanesque : c’est la théorie du « mentir-vrai » et la pratique d'une écriture toujours éblouissante. Modulations subtiles ou agrafes artificiellement posées? C’est la question.

 

La vie et ses masques

 

C’est d'abord le masque de l’enfant légitime que le jeune Aragon dut porter auprès de sa mère, Marguerite : elle n’avait pas été épousée par le père, déjà marié, Louis Andrieux — député de 1876 à 1924, qui fut aussi préfet de police à Paris et ambassadeur à Madrid. Enfance triste que celle de cet enfant entouré de femmes, où les hommes sont pesants (le père-« tuteur »), fantasques (l’oncle Edmond) ou encore irresponsables (le grand-père maternel, autrefois amateur de peinture, puis communard à Marseille, a abandonné de longue date sa femme, mais surgit de loin en loin pour demander une aide financière). Masque encore, celui de la bourgeoisie : à la pension de

 

famille tenue par Marguerite, on se nourrit chichement pour s’offrir des vacances d’été.

 

Le masque de la littérature est plus sûr. Élève brillant à Saint-Pierre de Neuilly, puis au lycée Carnot, Aragon est bachelier en 1915 : il a tout lu (Dickens, Barrés...), mais il a aussi déjà écrit — dicté d’abord à ses tantes (et le tour oral de sa prose très « respirée » vient sans doute de là) — une série de « romans », détruits vers sept ou huit ans, puis de la poésie, à partir de la classe de sixième. Il est introduit par son oncle, qui se pique de littérature, dans les milieux du Mercure de France et poussé à l’admiration du « modem style ». Puis il lit les Soirées de Paris et partage avec Apollinaire le goût pour les livres scandaleux ou inclassables. Il fréquente la librairie d’Adrienne Monnier, où on le présente à André Breton qui, comme lui, commence des études de médecine. Mobilisé en juin 1917, il retrouve Breton en septembre 1917, soldat au Val-de-Grâce comme lui, et découvre la convergence de leurs goûts : entre eux naît une immense amitié. Dans cette exaltation naîtra le surréalisme. Cependant il est envoyé au front en juin 1918, où son courage lui vaut la croix de guerre, et, après avoir assisté, en Sarre, à la grève des mineurs, il est démobilisé en 1919.

 

Un surréalisme inventé par Aragon?

 

L’audace — ou le défi — a toujours rapproché Breton et Aragon, qui fondent avec Philippe Soupault Littérature en mars 1919. Absent de Paris, Aragon ne participe pas à l’écriture des Champs magnétiques, mais de l’émulation avec Breton naît le surréalisme, après l’épisode dada (janvier 1920-août 1921). «Symétriques jusque dans leurs dissemblances les plus intérieures » (Alain Jouffroy), ils inventent chacun leur pratique de l’automatisme. Pour Aragon (Une vague de rêves, été 1924, qui est son « Manifeste »), ce qui se révèle par l’écrivain, dans l’automatisme, c’est une « matière mentale », dont l'investigation doit être hasardeuse, fantaisiste : alors l’esprit rencontre l'imaginaire, qui affleure dans le jeu même du langage. Pour Breton, l’automatisme doit être d'abord préservé des influences extérieures afin que, par son moyen, se révèle la personnalité du scripteur dans toute sa richesse désirante.

aragon

« C'est leur conception du temps qui les oppose le plus radicalement.

Quand Breton met au point peu à peu la théorie du «hasard objectif» où le temps s'humanise dans des plages de désir pur, puis s'accélère comme dans une «conduite forcée», Aragon s'interroge to ujo urs sur le sens du temps et, par exemple, dans le titre le Mouve­ ment perpétuel, annul e par le mot de perpétuel ce qu'il y a d'humain dans le mouvement.

Enfin, grâce à Breton, Aragon a trouvé un groupe humain d'élection, mais il n'est pas un assidu des réu­ nions quotidiennes, lui pour qui l'invention est bea ucou p plus solitaire, promise qu'elle est par les grâces de l'ins­ tant et par l'arbitraire du langage.

Il reste que les poèmes de Feu de joie (1919) et du Mouvement perpétuel (1926), que les textes narratifs d'Anicet ou le Panorama, roman (1920), le pastiche les Aventures de Télémaque (1922), les nouvelles du Liber­ tinage surtout (1924), ainsi que le Paysan de Paris (1926), proposent l'invention la plus éblouissante de l'avant-garde qui se trouve avec lui comme incluse dans le surréalisme naissant, tandis que Traité du style (1928) en est sans doute le texte polémique le plus violent.

La rupture avec Breton se fait par étapes mais claire­ ment sur deux plans.

Sur le plan littéraire, Aragon a réinventé pour lui-même le roman par la pratique de l'incipit, du collage et du pastiche, mais, achoppant sur la longueur (avec la Défense de l'infini, plus de mille pages qu'il ne parvient pas à nouer), il détruit le manus­ crit, certain qu'il était aussi que dans cette entr e pris e il était désavoué par le groupe.

Sur le plan politique, Ara­ gon, qui est entré au P.C.F.

en 1927 avec Breton et quelques autres, se fait mandater par le Parti au congrès de Kharkov en 1930; il espère y faire reconnaître la vertu révolutionnaire du surréalisme ...

et finit par signer un texte qui le condamne pour idéalisme.

La rupture est quasi inévitable; elle adviendra en 1932, à l'occasion de l'affaire du poème «Front rouge» (dans le recueil Persécuté persécuteur).

Elsa et les années d'apprentissage d'un adulte A ra go n a rencontré Elsa en novembre 1928, après qu'abandonné par Nancy Cunard et acculé par l'absence d'argent il a tenté de se suicider à Venise.

Elle cherche à connaître, par Maïakovski, l'é criv ain du Paysan de Paris et emploie toute sa ténacité à se faire aimer de lui.

Plutôt distante à l'égard du groupe surréaliste, elle ouvre Aragon à la culture de langue russe, sa langue natale, et, lorsque la rupture avec Breton est consommée en 1932, elle est la médiatrice du passage dans ce monde culturel de vieille tradition réaliste, désormais lié au socialisme.

Elle et lui font de longs séjours en U.R.S.S., en 1932- 1933, en 1934-1935, puis durant l'été 1936; fidèle à la tr adi tio n réaliste russe, elle y trouve aussi désormais l'idéal révolutionnaire, tel qu'il va être bientôt codifié par Jdanov.

Cependant, Aragon, qui a rencontré Maurice Thorez dès 1933, développera, en conformité de vues avec ce dernier, une théorie nationale du réalisme (conférence en 1937, reprise dans Europe en mars 1938: « Réalisme socialiste, réalisme français))).

Au printemps de 1933, retour d'U.R.S.S., Ara g on commence le vrai apprentissage de sa vie, lui à qui tout semblait jusqu'ici avoir été donné : à l'Humanité, où on ne l'accueille pas à bras ouverts, puis à la revue Com­ mune, il apprend le métier de journaliste - qu'i l avait pratiqué dès 1921, à Paris-Journal, mais épisodiquement ensuite -et diversifie sa connaissance du monde ouvrier (grèves de 1933-1934).

Après ces années de silence relatif, il publie en 1934 Hourra l'Oural, poèmes engagés, quasi pédagogiques, écrits durant son voyage en U.R.S.S., et les Cloches de Bâle, roman qui propose le modèle de trois femmes, œuvre d'une lucidité politi­ que et sociale inégale.

Il se dépense sans compter dans la lutte antifa sci ste, organisant le congrès de 1' Association des écrivains et artistes révolutionnaires (A.E.A.R.) [1935], convoyant des fonds en Espagne ( 1936).

Entraîné par ce militan­ tisme, il n'a voulu voir ni les évictions (Ossip Emilie­ vitch Mandelstam ...

) grâce auxquelles s'est tenu sans opposition le 1•r Congrès des écrivains soviétiques (1934) ni la monstrueuse machinerie des « procès de Moscou ».

En 1937, il devient codirecteur, à sa création, du journal Ce soir et combat la politique louvoyante de Georges Bonnet en face des menaces fascistes, ainsi que les accords de Munich.

Il écrit coup sur coup les Beaux Quartiers (1936, prix Théophraste-Renaudot), ro m an qui prend la suite du cycle du «monde réel )), et les Voya­ geurs de l'impériale (achevé en septembre 1939, publié à Paris en 1942, mais dont l'édition intégrale, revue par l'auteur, parut en 1947).

Dans Ce soir, il justifie le pacte germano-soviétique et, le journal interdit, doit se réfu­ gier à l'ambassade du Chili.

La guerre retourne son image dans l' o pini on publi­ que : il participe avec courage à la guerre de 1940, puis, dès sa démobilisation, il organise avec Pierre Seghers une résistance intellectuelle dans le Midi, où il rencontre le peintre Matisse.

En 1941, à Ni ce, Elsa et lui reprennent contact avec le P.C.

clandestin, puis s'installent dans la Drôme, après un séjour à Lyon.

Ils organisent les réseaux de résistance en zone Sud et la publication en volumes des poèmes de « contrebande >> puis de la clandestinité -le Crève-cœur, 1941; les Yeux d'Elsa, 1942, etc., puis le Musée Grévin, 1943.

Ces poèmes, qui avaient été diffusés très tôt en revues ou en tracts, furent aussitôt sur toutes les lèvres -et valurent à le ur auteur la réputa­ tion de grand poète de la Résistance.

Mais, deux ans après la Libération, le P.C.F.

est de nouveau marginalisé.

Aragon voyage dans les pays de l'Est, publie les poèmes du Nouveau Crève-cœur (1948) et prépare l'édition du roman les Communistes (1949- 1951).

Son réalisme critique, qui produit une œuvre abondante, veut être de type national (Journal d'une poésie nationale, 1954).

Directeur des Lettres françaises à la mort de Staline, il cherche à faire traduire en France l e s grands écrivains soviétiques.

Poétique et histoire L'entreprise romanesque du «monde réel» ne doit pas offusquer, par son ampleur, la veine poétique retrou­ vée durant la Résistance.

Deux « périodes )>, ici : celle du symbolisme, où les textes, transmis «en contrebande>>, doivent dire et voiler à la fois l'amour pour la Patrie, à travers l'amour pour la Femme; puis celle de la c olère, à partir de 1943, où, sous pseudonyme, Aragon écrit 1' épo­ pée d'une France torturée, aux valeurs bafouées -et, sous la rhétorique, on pense aux plus grands textes de d ' Au bigné, de Hugo, de Dante.

En associant la Femme à la Patrie, Aragon renoue avec la tradition courtoise, de laquelle il s'est to ujou rs senti proche par la famille de sa mère -originaire du pays toulonnais, descendant des Massillon et de nobliaux lombards.

Il cherche aussi à re tro uv er les conditions qui o n t permis à la poésie du xne siècle d'épanouir les valeurs civilisatrices.

Il fait appel à toutes les légendes nationales, de Brocéliande à Jeanne d'Arc ou du Guesclin, justifié qu'il est par Georges Politzer de faire appel à elles - qui ne doivent certes pas se confondre avec des mythes raciaux.

La forme même de ces textes poétiques y puise ses rythmes, linéaires comme ceux de la chanson ou complexes comme ceux de la poésie la plus savante (rimes -dont le principe est fortement défendu -alternant en consonantiques et vocaliques;. »

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