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Blaise Cendrars : extrait de Moravagine

Publié le 22/02/2012

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Nous remontions l'Orénoque sans parler. Cela dura des semaines, des mois. Il faisait une chaleur d'étuve. Deux d'entre nous étaient toujours en train de ramer, le troisième s'occupait de pêche et de chasse. A l'aide de quelques branchages et des palmes, nous avions transformé notre chaloupe en carbet'. Nous étions donc à l'ombre. Malgré cela, nous pelions, la peau nous tombait de partout et nos visages étaient tellement racornis que chacun de nous avait l'air de porter un masque. Et ce masque nouveau qui nous collait au visage, qui se rétrécissait, nous comprimait le crâne, nous meurtrissait, nous déformait le cerveau. Coincées, à l'étroit, nos pensées s'atrophiaient. Vie mystérieuse de l'oeil. Agrandissement. Milliards d'éphémères, d'infusoires, de bacilles, d'algues, de levures, regards, ferments du cerveau. Silence. Tout devenait monstrueux dans cette solitude aquatique, dans cette profondeur sylvestre, la chaloupe, nos ustensiles, nos gestes, nos mets, ce fleuve sans courant que nous remontions et qui allai s'élargissant, ces arbres barbus, ces taillis élastiques, ces fourres secrets, ces frondaisons séculaires, les lianes, toutes ces herbes sans nom, cette sève débordante, ce soleil prisonnier comme une nymphe et qui tissait, tissait son cocon, cette buée de chaleur que nous remorquions, ces nuages en formation, ces vapeurs molles, cette route ondoyante, cet océan de feuilles, de coton, d'étoupe, de lichens, de mousses, ce grouillement d'étoiles, ce ciel de velours, cette lune qui coulait comme un sirop, nos avirons feutrés, les remous, le silence. Nous étions entourés de fougères arborescentes, de fleurs velues, de parfums charnus, d'humus glauque. Écoulement. Devenir. Compénétration. Tumescence. Boursouflure d'un bourgeon, éclosion d'une feuille, écorce poisseuse, fruit baveux, racine qui suce, graine qui distille. Germination. Champignonnage. Phosphorescence. Pourriture. Vie. Vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie. Mystérieuse présence pour laquelle éclatent à heure fixe les spectacles les plus grandioses de la nature. Misère de l'impuissance humaine, comment ne pas en être épouvanté, c'était tous les jours la même chose ! Blaise Cendrars, né à Neuchâtel, a beaucoup erré à travers le monde. Sa première équipée le conduit, à dix-sept ans, jusqu'en Mandchourie; d'autres voyages lui révéleront les États-Unis, l'Afrique noire, le Brésil. Dans sa curiosité ardente, il s'est passionné pour l'art nègre, pour l'aviation, pour le cinéma, mais aussi pour la mystique et la contemplation, où il voit une autre forme d'aventure. Cendrars, qui a connu, lui aussi, Apollinaire à Paris, lui a donné l'exemple, dans ses premières oeuvres (Pâques à New York, 1912; Prose du Transsibérien, 1913), d'une poésie sans ponctuation, dont la liberté d'allure garantit l'authenticité. Ses poèmes sont, selon les formules mêmes de leur créateur, des pièces de circonstance, des photographies mentales, des feuilles de route, des cartes postales, rédigées sans prétention au hasard d'une vie mouvementée. Après la première guerre, où il servit dans la Légion étrangère et perdit un avant-bras, il « prit congé » de la poésie pour n'y revenir que par accès et transposa ses aventures dans des romans (L'Or; Moravagine; Confession de Dan Yack) ou des récits autobiographiques (L'Homme foudroyé; Bourlinguer; La Main coupée). Pour Cendrars, la poésie est inséparable de la vie. Indifférent aux mouvements et aux écoles, cruel aux « vieilles gloires de la queue du symbolisme », il a cherché, dans l'action, sa propre vérité. Le langage, pour lui, est un moyen de fixer l'expérience immédiate dans sa fraîcheur et son intensité. Cendrars fuit donc la rhétorique, dédaigne les vertus incantatoires du rythme ou de la rime et ne cherche même pas l'image, mais l'accueille à l'état naissant, dans l'élan de la sensation qui l'éveille.

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