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Chapitre V - Deuxième partie (Flaubert - Madame Bovary) - Commentaire de texte

Publié le 08/09/2006

Extrait du document

flaubert

 

Eléments de bovarysme

Alors, les appétits de la chair, les convoitises d'argent et les mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souffrance ; — et au lieu d'en détourner sa pensée, elle l'y attachait davantage, s'excitant à la douleur et en cherchant partout les occasions. Elle s'irritait d'un plat mal servi ou d'une porte entrebâillée, gémissait du velours qu'elle n'avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite. Ce qui l'exaspérait, c'est que Charles n'avait pas l'air de se douter de son supplice. La conviction où il était de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbécile, et sa sécurité là-dessus de l'ingratitude. Pour qui donc était-elle sage ? N'était-il pas, lui, l'obstacle à toute félicité, la cause de toute misère, et comme l'ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés ? Donc, elle reporta sur lui la haine nombreuse qui résultait de ses ennuis, et chaque effort pour l'amoindrir ne servait qu'à l'augmenter; car cette peine inutile s'ajoutait aux motifs de désespoir et contribuait encore plus à l'écartement. Sa propre douceur à elle-même lui donnait des rébellions. La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, la tendresse matrimoniale en des désirs adultères. Elle aurait voulu que Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester, s'en venger. Elle s'étonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient à la pensée ; et il fallait continuer à sourire, s'entendre répéter qu'elle était heureuse, faire semblant de l'être, le laisser croire ? Elle avait des dégoûts, cependant, de cette hypocrisie. Des tentations la prenaient de s'enfuir avec Léon, quelque part, bien loin, pour essayer une destinée nouvelle, mais aussitôt il s'ouvrait dans son âme un gouffre vague, plein d'obscurité. — D'ailleurs, il ne m'aime plus, pensait-elle ; que devenir ? quel secours attendre, quelle consolation, quel allégement ? Elle restait brisée, haletante, inerte, sanglotant à voix basse et avec des larmes qui coulaient. — Pourquoi ne point le dire à Monsieur ? lui demandait la domestique, lorsqu'elle entrait pendant ces crises. — Ce sont les nerfs, répondait Emma ; ne lui en parle pas, tu l'affligerais. — Ah ! oui, reprenait Félicité, vous êtes justement comme la Guérine, la fille au père Guérin, le pêcheur du Pollet, que j'ai connue à Dieppe, avant de venir chez vous. Elle était si triste, qu'à la voir debout sur le seuil de sa maison, elle vous faisait l'effet d'un drap d'enterrement tendu devant la porte. Son mal, à ce qu'il paraît, était une manière de brouillard qu'elle avait dans la tête, et les médecins n'y pouvaient rien, ni le curé non plus. Quand ça la prenait trop fort, elle s'en allait toute seule sur le bord de la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant sa tournée, souvent la trouvait étendue à plat ventre et pleurant sur les galets. Puis, après son mariage, ça lui a passé, dit-on. — Mais, moi, reprenait Emma, c'est après le mariage que ça m'est venu.

 

Ce texte constitue la fin du chapitre V de la deuxième partie de Madame Bovary.  L'idylle entre Léon et Emma a tourné court. Tandis que le jeune homme parvient à sublimer un sentiment qu'il n'ose s'avouer, la jeune femme est presque littéralement empoisonnée par l'amour qu'elle éprouve pour lui, sans oser davantage se déclarer. Par ailleurs, Emma a déjà rencontré le marchand et usurier Lheureux qui lui a proposé un crédit sur ses dépenses.

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« constatant l'absence auprès d'elle de toute personne de référence.

Le malentendu sur lequel est fondé le coupleBovary, et auquel cette page fait largement allusion, confine à la démence.

L'« écartement » dont parle Emma,c'est-à-dire en fait sa mise à l'écart, rend toute communication impossible.

En elle, ne peuvent plus s'exprimerqu'une imagination délirante et un corps souffrant : « Elle restait brisée, haletante, inerte, sanglotant à voix basseet avec des larmes qui coulaient.

»De plus, dès que l'impulsion est donnée, le bovarysme n'a plus besoin de causes étrangères pour s'alimenter : ildevient lui-même son propre moteur, « s'excitant à la douleur et en cherchant partout les causes ».

C'est un cerclevicieux (« chaque effort pour l'amoindrir ne servait qu'à l'augmenter »), qui renvoie l'héroïne à son impuissance :Emma se sent comme enfermée par « cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés ».Contre cette sensation d'enfermement, la jeune femme développe un sentiment d'exotisme tous azimuts, dontl'adultère est la version bourgeoise.

Ainsi, se conformant aux clichés romanesques — et romantiques — de ceslectures, désire-t-elle «s 'enfuir avec Léon, quelque part, bien loin, pour essayer une destinée nouvelle ».Mais, se radicalisant et devenant pervers, cet exotisme finit par ne plus rendre désirable que ce qu'Emma nepossède pas, tout en dévalorisant tout ce qu'elle a.

La haine de soi qui la travaille rend haïssable tout ce qui lui estassocié et qu'elle contamine : sa maison comme son mari, ou plus tard son enfant ou ses amants.

D'où, également,les folles dépenses dans lesquelles elle se lancera pour acquérir des choses qui perdront toute valeur dès qu'ellesseront possédées par elle.

Le bonheur s'anéantissant dès qu'il est obtenu, tout est toujours à refaire.

Emma a raisonde parler de supplice.

Ce qu'elle endure est sisyphéen, hélas on n'est pas aux enfers mythologiques, mais en pleinbocage normand, et tout héroïsme lui est par conséquent refusé.Le bovarysme n'est pas une damnation, mais un travers banal.

Et de cette banalité, de cette fondamentale absencede grandeur s'accroît la douleur de qui en souffre.

Le seul modèle de la douleur d'Emma, c'est cette « Guérine, la filleau père Guérin, le pêcheur du Follet ».Non vraiment, rien d'héroïque.

Flaubert est sans pitié. Le bovarysme, étude stylistiquePuisque le bovarysme, par nature, se dérobait à la description, il fallait à Flaubert, pour dire la douleur floue d'Emma,des moyens stylistiques d'autant plus précis.

Comment dire, en effet, ce qui n'a pas de nom autrement que par lechoix d'une poétique et les bonheurs d'expression d'une virtuosité maîtrisée? Tentons de décrypter certains destrucs de style employés ici.— L'imparfait itératif (ou de répétition, voir index).

L'emploi systématique de cet imparfait est ce qui donne à cettepage son unité temporelle ; le bovarysme est un mal chronique.Une fois précisé le début de la crise au passé simple (« ...

tout se confondit dans une même souffrance...

»),l'imparfait itératif va servir à décrire un mal dont une des caractéristiques est la récurrence.

De l'absence de repèrestemporels, l'exemple le plus frappant est ce dialogue entre Emma et Félicité sur quoi s'achève le chapitre.

Malgré lespropos précis que tiennent les deux jeunes femmes, les incises («...

demandait la domestique, lorsqu'elle entraitpendant ces crises.

» ;« répondait Emma...

» ; « ...

reprenait Félicité...

», etc.) sont à l'imparfait, comme si la conversation rapportée avaiteu lieu cent fois ou avait lieu sans cesse.Par ailleurs, cette mise en écho propre à l'itératif rend sensible au lecteur le vide que la douleur et l'ennui installentau creux du temps.

Un temps arrêté qui ne passe plus et reste immobile comme un lieu —ou, si l'on veut, un milieuoù baignent les personnages et fermentent les sentiments.

La question du bovarysme étant la suivante : commentsortir d'un tel temps puisque tout désir et toute action s'y figent?— Le discours indirect libre (voir index).

Les interrogatives qui terminent le second et le troisième paragraphes sontau discours indirect libre.

Bien qu'il s'agisse évidemment des propos que tient Emma par devers elle, rien ne nousindique clairement qu'il en est ainsi.

Ces paroles restent donc en l'air, comme si la jeune femme les entendaitrésonner en elle sans avoir aucunement conscience de les proférer.

On retrouve là, exprimée cette fois par le moyenpurement stylistique du discours libre, l'imagination fuyante d'Emma qui se donne libre cours.— Des figures de style signifiantes.

Il y a d'abord un zeugma à la fin du premier paragraphe, qui au verbe « gémir de» associe sur un même plan quatre compléments disparates (le velours, le bonheur, les rêves, la maison).

La douleurd'Emma ne distingue plus de hiérarchie entre les objets qui la causent.

Tout s'égalisant, son bonheur a la mêmevaleur qu'une pièce de velours.

Autre figure remarquable, le pléonasme du troisième paragraphe : « Sa propredouceur à elle-même lui...

», où l'abondance des termes renvoyant à Emma semble traduire le nauséeux narcissismequi caractérise son mal.— L'ironie.

Dès le début de la page, on ne peut s'empêcher de soupçonner, dans ce zeugma ridicule entre « sesrêves trop hauts » et « sa maison trop étroite », la présence ironique du narrateur.Cette ironie triomphe, du reste, dans la dernière réplique d'Emma, qui clôt le chapitre et résonne comme la chuted'une histoire un rien grivoise.

Une histoire pathétique et leste, tout à fait dans la manière de Flaubert. Charles, portrait en creuxBien que ce n'en soit pas le propos explicite, cette page est également l'occasion d'un portrait de Charles vu parEmma.

Un portrait en creux.L'homme que l'on découvre n'est pas sensiblement différent de celui décrit ordinairement par le narrateur, la violenceen plus.

La béatitude de son mari, en effet, constitue un bloc contondant auquel la jeune femme se heurte et qui lablesse.

On laissera aux psychanalystes le soin de commenter l'image à la fois phallique, par la forme, et méprisante,par le diminutif, de l'expression « ardillon pointu ».

Toujours est-il que, tel l'ardillon d'une courroie, Charles est aucentre du texte comme des préoccupations d'Emma, et qu'« obstacle à toute félicité », il la verrouille dans samaladie.. »

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