corpus-despotes-tyrans
Publié le 07/10/2012
Extrait du document
«
Venise, pauvre Tisbe ? Venise, je vais vous le dire, c'est l'inquisition4 d'état, c'est le conseil des
Dix.
Oh ! le conseil des Dix ! parlons-en bas, Tisbe, car il est peut-être là quelque part qui nous
écoute.
Des hommes que pas un de nous ne connaît et qui nous connaissent tous, des hommes qui
ne sont visibles dans aucune cérémonie et qui sont visibles dans tous les échafauds, des hommes
qui ont dans leurs mains toutes les têtes, la vôtre, la mienne, celle du doge5, et qui n'ont ni
simarre6, ni étole7, ni couronne, rien qui les désigne aux yeux, rien qui puisse vous faire dire :
celui-ci en est ! un signe mystérieux sous leurs robes, tout au plus ; des agents partout, des sbires8
partout, des bourreaux partout ; des hommes qui ne montrent jamais au peuple de Venise d'autres
visages que ces mornes bouches de bronze9 toujours ouvertes sous les porches de Saint-Marc,
bouches fatales que la foule croit muettes, et qui parlent cependant d'une façon bien haute et bien
terrible, car elles disent à tout passant : dénoncez ! Une fois dénoncé, on est pris; une fois pris,
tout est dit.
A Venise, tout se fait secrètement, mystérieusement, sûrement.
Condamné, exécuté ;
rien à voir, rien à dire ; pas un cri possible, pas un regard utile ; le patient a un bâillon, le
bourreau un masque.
Que vous pariais-je d'échafaud tout à l'heure ? je me trompais.
A Venise, on
ne meurt pas sur l'échafaud, on disparaît.
Il manque tout à coup un homme dans une famille.
Qu'est-il devenu ? Les plombs10, les puits, le canal Orfano, le savent.
Quelquefois on entend
quelque chose tomber dans l'eau la nuit.
Passez vite alors.
Du reste, bals, festins, flambeaux,
musiques, gondoles, théâtres, carnaval de cinq mois, voilà Venise.
Vous, Tisbe, ma belle
comédienne, vous ne connaissez que ce côté-là ; moi, sénateur, je connais l'autre.
Voyez-vous,
dans tout palais, dans celui du doge, dans le mien, à l'insu de celui qui l'habite, il y a un couloir
secret, perpétuel trahisseur de toutes les salles, de toutes les chambres, de toutes les alcôves11, un
corridor ténébreux dont d'autres que vous connaissent les portes, et qu'on sent serpenter autour de
soi sans savoir au juste où il est, une sape12 mystérieuse où vont et viennent sans cesse des
hommes inconnus qui font quelque chose.
Et les vengeances personnelles qui se mêlent à tout
cela et qui cheminent dans cette ombre ! Souvent, la nuit, je me dresse sur mon séant, j'écoute, et
j'entends des pas dans mon mur.
Voilà sous quelle pression je vis, Tisbe.
Je suis sur Padoue, mais
ceci est sur moi.
J'ai mission de dompter Padoue.
Il m'est ordonné d'être terrible.
Je ne suis
despote qu'à condition d'être tyran.
Ne me demandez jamais la grâce de qui que ce soit, à moi qui
ne sais rien vous refuser, vous me perdriez.
Tout m'est permis pour punir, rien pour pardonner.
Oui, c'est ainsi.
Tyran de Padoue, esclave de Venise.
Je suis bien surveillé, allez ! Oh ! le conseil
des Dix ! Mettez un ouvrier seul dans une cave et faites-lui faire une serrure ; avant que la serrure
soit finie, le conseil des Dix en a la clef dans sa poche.
Madame, madame, le valet qui me sert
m'espionne, l'ami qui me salue m'espionne, le prêtre qui me confesse m'espionne, la femme qui
me dit : je t'aime ! - oui, Tisbe, - m'espionne !
1.
Tisbe : transcription italienne du prénom Thisbé.
2.
despote : maître absolu.
3.
podesta (ou podestat) :
titre donné en Italie au gouverneur d'une ville.
4.
inquisition : police secrète qui reçoit ses ordres du Conseil
des Dix.
5.
doge : premier magistrat de Venise.
6.
simarre : longue robe d'apparat des magistrats.
7.
étole :
large écharpe que portent les évêques et les prêtres.
8.
sbire : tueur à gages.
9.
bouches de bronze :
ouvertures pratiquées dans les murs de la basilique Saint-Marc pour qu'on y dépose des dénonciations
anonymes.
10.
plombs : prisons sous les toits en plomb.
11.
alcôve : partie de la chambre dans laquelle le lit
est dissimulé par des tentures ou des rideaux.
12.
sape : fosse creusée pour faire s'écrouler un bâtiment.
Texte C : Alfred Jarry, Ubu Roi (1896), Acte III, scène 2.
La scène se passe en Pologne ; le père Ubu vient de chasser de son trône le roi Venceslas : il est donc
devenu roi à sa place .
La grande salle du palais.
PÈRE UBU, MÈRE UBU, OFFICIERS ET SOLDATS, GIRON, PILE, COTICE, NOBLES
ENCHAÎNÉS, FINANCIERS, MAGISTRATS, GREFFIERS..
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