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De l'écriture sainte à l'écriture tentatrice : Hérodias de Flaubert et Salomé d'Oscar Wilde

Publié le 17/06/2013

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De l'écriture sainte à l'écriture tentatrice Hérodias de Flaubert et Salomé d'Oscar Wilde Atsuko OGANE Professeur à l'Université Kanto Gakuin, Japon Si le mythe de Salomé, associé à la décollation de saint Jean-Baptiste, a inspiré de nombreux artistes depuis le Moyen Âge, surtout dans le domaine de la peinture, ce n'est qu'au milieu du XIXe siècle que la littérature, influencée par la peinture, s'en empare comme d'un thème obsédant. Michel Décaudin signale que ce mythe, dont la première représentation littéraire remonte à Atta Troll de Heine (1843) disparaît avec la guerre de 1914-1918, époque où se dessinent d'autres images de la femme et de l'amour. Toutefois, si la figure de « Salomé « nous rappelle aujourd'hui le plus souvent la pièce d'Oscar Wilde, prototype le plus connu des femmes fatales, qui ont fasciné le monde intellectuel et artistique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, on sait que seize ans avant ce grand succès de Wilde, personnalité à la mode, Flaubert avait déjà fait, pour la première fois dans la littérature française, une description minutieuse de la fameuse danse de Salomé. Influencé par les images flaubertiennes de la reine Hérodias et de sa fille, et par d'autres héroïnes de la littérature française, Wilde a écrit sa première version en français en voulant rivaliser avec Flaubert, son précurseur. Mais quels sont les éléments essentiels qu'il a puisés chez Flaubert et quelle est leur originalité stylistique ? Comment s'articulent-ils par rapport au symbolisme fin-de-siècle ? Afin de préciser la transformation du mythe Hérodias = Salomé entre sa version flaubertienne et celle de Wilde, nous allons tenter de mettre en évidence la portée de l'influence de Flaubert en comparant l'écriture et le rythme des deux écrivains. D'après Richard Elleman, Wilde rédigea la première version de Salomé en français pendant son séjour à Paris de novembre à décembre 1891 et l'oeuvre fut imprimée en 1893 à Londres[1]. Grand connaisseur de la langue et de la littérature françaises, il entretient des relations privilégiées avec beaucoup d'écrivains français en vue de l'époque, à commencer par André Gide, Pierre Louÿs et Mallarmé qui l'a accueilli deux fois à ses Mardis. Il fut largement influencé non seulement par Salammbô (1862) et Hérodias (1877) de Flaubert, mais aussi par Hérodiade de Mallarmé, À Rebours d'Huysmans par l'entremise des peintures de Gustave Moreau et par Les Sept Princesses (1891), pièce symboliste de Maeterlinck[2]. Or, il semble que Wilde s'intéressait particulièrement à Flaubert, et sa correspondance montre qu'il le respectait, notamment sur le plan esthétique : dans une lettre de 1888 à W.E. Henley, Wilde reconnaît que ses études de la prose française lui ont permis de bien écrire dans sa langue maternelle : « Yes ! Flaubert is my master, and when I get on with my translation of the Tentation, I shall be Flaubert II , Roi par grâce de Dieu , and I hope something else beyond. «[3] Il manifeste également sans réserve son respect pour l'esthétique de Flaubert à l'éditeur du journal The Scots Observer, le 13 août 1890 : « The chief merit of Madame Bovary is not the moral lesson that can be found in it, any more than the chief merit of Salammbô is its archaeology ; but Flaubert was perfectly right in exposing the ignorance of those who called the one immoral and the other inaccurate ; and not merely was he right in the ordinary sense of the word, but he was artistically right, which is everything. «[4] Même pendant son incarcération, Wilde demanda à son ami de lui apporter des livres français dont La Tentation de saint Antoine, Trois contes et Salammbô [5] . L'influence de Flaubert sur Wilde est donc essentielle et se traduit par des emprunts à des éléments flaubertiens : Mario Praz a remarqué l'adoration de la lune par Salammbô, prêtresse de Tanit[6] ; Pascal Aquien signale la nomination des personnages (« Iokanaan « et « Naaman « de Salomé d'après « Iaokanann « et « Mannaëi « d'Hérodias), la discussion des prêtres de Jérusalem sur le Messie et Élie, la nomination de « Salomé « influencée par l'iconographie serpentine de l'initiale « S «, la présence de la « citerne « dans Hérodias et dans Salomé [7]. On remarque aussi dans le texte de Wilde une trilogie similaire à celle du texte de Flaubert : la répétition de la demande de la tête d'Iokanaan par Salomé, celle d'Hérode Antipas qui répète trois fois sa demande pour Salomé ; mais la signification et la portée de cette trilogie restent inconnues. Or, on peut déceler l'origine de cette trilogie wildienne dans celle d'Hérodias de Flaubert. La trilogie dans Hérodias de Flaubert Dans Trois contes dont le dernier est Hérodias, la trilogie se traduit par la structure apparente de triptyque : Iaokanann est décapité après avoir annoncé l'avènement du royaume de Dieu (Père), Julien s'unit à un lépreux qui se transforme en Jésus (Fils), et enfin l'âme de la servante Félicité sur son lit de mort, confondant son perroquet avec le Saint Esprit (Esprit), monte au ciel. La structure rigide de la trilogie Père-Fils-Esprit encadre la volonté inébranlable du Dieu chrétien, mettant en valeur l'importance du nombre « 3 «, qui sert à déchiffrer cette histoire chrétienne : trois chapitres comme trois actes au théâtre, trois heures, la troisième heure, les trois galeries de la salle du festin, les trois gradins de l'estrade où monte Salomé pour la danse, les trois apparitions énigmatiques de Salomé, le triclinium où s'installent Antipas, Vitellius et Aulus, enfin les trois hommes qui portent la tête de Iaokanann. Or, non seulement la structure mais aussi l'écriture s'inspirent de cette trilogie dans l'accusation de Iaokanann, lancée du fond de la citerne contre Hérodias ainsi que dans la danse de Salomé, les deux instants critiques pour les deux héros. C'est d'autant plus surprenant qu'ils incarnent l'un la Parole et l'autre le Corps féminin, s'opposant généralement l'un à l'autre. Malgré leur contraste esthétique, la concordance entre Iaokanann et Salomé se manifeste d'abord sous un autre aspect : Flaubert note dans le plan pour les invectives de Iaokanann : 1. ce qu'il est ; 2. annonce du Messie ; 3. injures à Hero.[dias][8], moment où son discours atteint son paroxysme. D'autre part, il est à remarquer que la danse de Salomé est répartie de la même manière : 1. le prélude : la légèreté ; 2. l'accablement ; 3. l'emportement de l'amour et l'assouvissement frénétique. Cela va sans dire que la danse est aussi à son comble à la troisième étape. Dès le début, les imprécations de Iaokanann sont scandées selon une mesure à trois temps, de plus en plus longue[9] : « Malheur à toi, ô peuple ! et aux traîtres de Juda, aux ivrognes d'Ephraïm, à ceux qui habitent la vallée grasse, et que les vapeurs du vin font chanceler ! « (p. 153)[10] ; « Qu'ils se dissipent comme l'eau qui s'écoule, comme la limace qui se fond en marchant, comme l'avorton d'une femme qui ne voit pas le soleil « (p. 153). Au moyen de la comparaison marquée par la conjonction « comme «, chaque proposition relative devient de plus en plus longue : d'abord avec un seul verbe pronominal, ensuite un verbe pronominal avec un gérondif, puis un verbe avec un complément d'objet. D'autre part, les trois répétitions du pronom « il « avec le futur annoncent la vengeance inéluctable du Seigneur et symbolisent le dieu impitoyable et le châtiment inévitable : « Il retournera vos membres dans votre sang, comme de la laine dans la cuve d'un teinturier. Il vous déchirera comme une herse neuve ; il répandra sur les montagnes tous les morceaux de votre chair ! « (p. 153) Enfin, la rage de Iaokanann explose dans ses invectives contre Hérodias jusqu'à ce qu'il incarne la langu...

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« pa r t icu l iè remen t à F la ube r t, et sa cor respondance mon t re qu' i l le respecta i t, no tammen t su r le p lan esthé t ique : dans u ne le t t re de 1888 à W.E.

Hen ley, W i lde reconnaî t que ses études de l a p rose f rançaise l u i on t pe r m is de bien écr i re dans sa l angue ma te r ne l le : « Yes ! F laube r t is my mas ter, and w hen I get on w i t h my t ra ns la t ion of t he Ten ta t ion, I sha l l be F laube r t I I , Roi pa r g râce de D ieu , and I hope someth i ng else beyond.

»[3] I l man i feste égalemen t sans rése rve son respect pou r l 'esthé t ique de F laube r t à l 'éd i teu r du jou r na l T he Scots Observer, le 13 aoû t 1890 : « T he ch ief me r i t of M adame Bova ry is not t he mora l lesson t ha t can be found i n i t, any mo re t han t he chief me r i t of Salammbô is i ts a rchaeology ; bu t F laube r t was pe rfect ly r ig h t i n exposi ng t he ignorance of t hose w ho cal led t he one i m mo ra l and t he other i naccu ra te ; and not merely was he r i gh t i n t he ord i na r y sense of t he word, bu t he was a r t is t ical l y r i gh t, w h ich is every t h i ng.

»[4] Même pendan t son i nca rcéra t ion, W i l de demanda à son am i de l u i appo r te r des l i v res f rança is don t L a Ten ta t ion de sain t A n to i ne, T ro is con tes et Salammbô [5] .

L ' i n f l uence de F la ube r t su r W i l de est donc essen t ie l le et se t radu i t pa r des emp r u n ts à des élémen ts f l a ube r t iens : Ma r io P raz a rema rqué l 'ado ra t ion de la l u ne pa r Salammbô, p rê t resse de Tan i t [6] ; Pascal Aqu ien signa le la nom i na t ion des personnages (« Io kanaan » et « Naaman » de Salomé d'ap rès « I ao kanan n » et « Ma n naëi » d' Hé rod ias), l a d iscussion des p rê t res de Jé r usalem su r le Messie et É l ie, la nom i na t ion de « Salomé » i n f l uencée pa r l ' iconograph ie serpen t i ne de l ' i n i t i a le « S », l a p résence de la « ci te r ne » dans Hé rod ias et dans Salomé [7].

On rema rque aussi dans le tex te de W i l de u ne t r i logie sim i la i re à cel le du tex te de F laube r t : l a répét i t ion de l a demande de l a tê te d' Io kanaan pa r Salomé, cel le d' Hé rode A n t ipas qu i répète t ro is fois sa demande pou r Salomé ; ma is la sign i f ica t ion et la po r tée de cet te t r i logie res ten t i nconnues.

Or, on peu t déceler l 'o r ig i ne de cet te t r i logie w i l d ienne dans cel le d' Hé rod ias de F laube r t. L a t r i logie dans Hé rod ias de F laube r t Dans T ro is con tes don t le de rn ie r est Hé rod ias, la t r i logie se t radu i t pa r la st r uc tu re appa ren te de t r ip t yque : I aokanann est décap i té ap rès avoi r annoncé l 'avènemen t du royaume de D ieu (Père), J u l ien s'un i t à u n lép reux qu i se t r a nsfo r me en Jésus (F i ls), et enf i n l 'âme de la servan te Fél ici té su r son l i t de mo r t, confondan t son pe r roquet avec le Sain t Esp r i t (Esp r i t), mon te au ciel.

L a st r uc t u re r i g ide de la t r i logie Père-F i ls-Esp r i t encad re la volon té i néb ran lab le du D ieu chré t ien, me t tan t en va leu r l ' i mpo r ta nce du nomb re « 3 », qu i ser t à déchi f f re r cet te h is toi re ch ré t ienne : t ro is chapi t res comme t ro is actes au t héâ t re, t ro is heu res, l a t ro is ième heu re, les t ro is gale r ies de l a sal le du fest i n, les t ro is g rad i ns de l 'est rade où mon te Salomé pou r l a danse, les t ro is appa r i t ions. »

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