Devoir de Philosophie

DÉTRESSE DU SOLDAT : Servitude et Grandeur militaires d'Alfred de Vigny

Publié le 27/06/2011

Extrait du document

vigny

I

Entre Stello et Servitude, comme entre Stello et Chatterton, il existe un lien étroit. Ce lien est marqué par l'écrivain lui-même, dans une lettre où il commente sa nouvelle œuvre pour son ami Edouard de La Grange : « C'est le pendant de Stello ; il a ses trois soldats comme l'autre ses trois poètes « ; ainsi que dans la conclusion même de son livre : « Après avoir, sous plusieurs formes, expliqué la nature et plaint la condition du Poète dans notre société, j'ai voulu montrer ici celle du Soldat, autre paria moderne «. On peut préciser encore ce parallèle : Stello faisait apparaître, sous trois régimes, une opposition foncière entre le pouvoir et l'art ; Servitude décrit, également sous trois régimes, la soumission héroïque et douloureuse de l'armée au pouvoir. Mais ce n'est plus le Docteur-Noir qui témoigne ; c'est Vigny lui-même, qui s'exprime à la première personne et qui rapporte des souvenirs : « Il faut que vous sachiez «, écrivait-il en 1847 à Mme Louise Lachaud, « que, toutes les fois que dans ce livre de Servitude il y a je, c'est la vérité «. L'accent du récit en est d'autant plus fort et d'autant plus émouvant.

vigny

« fois médiocre et sublime d'un officier de grand mérite qui, prisonnier sur parole de l'amiral Collingwood, ruine sonavenir militaire par fidélité à son sentiment de l'honneur et qui, après s'être signalé, sous l'Empire, dans degigantesques assauts, est mortellement blessé dans la rue, en 1830, par un enfant de quatorze ans.

L'écrivain arehaussé cette dernière nouvelle de scènes à grand effet, comme celle du « dialogue inconnu » où s'affrontent lePape et le Premier Consul ; d'épisodes dramatiques, comme celui du corps de garde russe massacré près d'Épernaypar les troupes napoléoniennes.

Mais ces aventures plus ou moins historiques se cristallisent autour du hérosobscur, le capitaine Renaud.

Ce personnage est imaginaire et symbolique, sans doute ; pourtant, une fois de plus,Vigny est parti d'un événement réel : il a pensé à un capitaine de la Garde Royale nommé Armand-PhilippeLemotheux, qui, démissionnaire au moment des ordonnances, reprit sa place parmi ses compagnons d'armes dansdes combats de rue et qui mourut à Chaillot, le 29 juillet 1830, tué, note un mémorialiste, « par un jeune homme qu'ilavait voulu ménager ».

Cette fois, le souvenir se rattache à un passé brûlant ; aussi les dernières pages du récitatteignent- elles à une rare intensité pathétique. II L'intérêt particulier de chaque récit ne doit pas faire perdre de vue le dessein général que définit le titre de l'œuvre,ni la leçon d'ensemble qu'elle comporte, ni les grands problèmes que l'auteur aborde de front avec une admirablehauteur de vues : problème de la guerre, problème de l'obéissance passive, problème de la condition du soldat.Servitude et Grandeur militaires.

Entre ces deux notions, Joseph de Maistre posait une relation d'identité : lagrandeur du soldat est sa servitude même, sa soumission aveugle à la volonté divine.

Vigny s'est finalement écartéde cette conception mystique.

Entre servitude et grandeur, il établit une relation plus complexe : le soldat est grandmalgré sa servitude ; ou plutôt, c'est dans l'acceptation vaillante de sa servitude que réside sa grandeur.

Cettevertu particulière, Vigny la nomme abnégation.De toute façon, les deux termes demeurent étroitement liés.

Vigny peut bien proposer ses deux premiers exemplescomme des exemples de servitude et le troisième comme un exemple de grandeur : le vieux commandant de Lauretteet le vieil adjudant de Vincennes sont grands à leur manière ; la carrière du capitaine Renaud n'est qu'un perpétuelsacrifice.

En fait, Vigny pense que la servitude est inhérente à la vie militaire, mais qu'il existe une hiérarchie dans lagrandeur.

Si fraternel qu'il se sente à l'égard des vieux braves aux manières rudes et au cœur simple, il n'oublie pasqu'il est, lui, un aristocrate et qu'il a obéi en devenant officier à une tradition ancestrale ; il n'oublie pas non plusqu'il est un écrivain de talent ; il sentit à l'occasion sa solitude, parmi des compagnons qui pouvaient rarements'élever à sa hauteur.

Aussi distingue-t-il entre les loyaux serviteurs et les grandes figures, la grandeurcorrespondant pour lui à un certain épanouissement de la personnalité.

Aux « petitesses pénibles » de la viemilitaire, il veut opposer, indique-t-il, « les souvenirs qui peuvent relever nos fronts par la recherche et laconsidération de grandeurs » ; mais aussi, aux deux braves des premiers récits, il oppose le capitaine Renaud, quiest à ses yeux le soldat accompli, idéal : « Je ne sais pas comment on jugera d'abord le capitaine Renaud », note-t-il dans le Journal, « mais je suis sûr que plus tard, si ce n'est à présent, on sentira qu'il représente le caractère del'officier éclairé, comme il doit être.

» L'officier éclairé, c'est l'officier instruit, réfléchi, qui discerne les contraintes deson métier, qui souffre des exigences de la discipline, mais qui applique dans tous ses actes les principes d'unepensée lucide et d'une morale élevée.Cette morale est celle de l'honneur ; et Vigny en dégage les caractères dans le chapitre de conclusion.

On nerésume pas des' pages aussi fermes et aussi denses.

Retenons la formule la plus brillante : « L'honneur, c'est laconscience, mais la conscience exaltée.

» L'accent est mis sur le caractère religieux de la notion.

A la mystiquemaistrienne, Vigny en substitue une autre.

Pour lui, comme pour beaucoup d'enfants du siècle, la foi traditionnelleest morte et pourtant l'homme a besoin d'une foi ; les anciens idéaux se sont effondrés et pourtant l'homme abesoin d'un idéal.

Or, si désabusé qu'il soit à l'égard des sociétés modernes, il pense encore que l'homme d'élite peuttrouver, au fond de lui-même, une source de grandeur : l'honneur, qui, par un paradoxe apparent, exige souvent lerenoncement à soi, est lié à la dignité personnelle.

L'analogie est frappante entre cet honneur selon Vigny et lagloire selon Corneille : les deux notions ne prennent tout leur sens que pour l'individu ; et elles impliquent l'une etl'autre un fort sentiment aristocratique.

Mais la morale de la gloire est celle des grands seigneurs qui firent la Fronde; la morale de l'honneur est celle des anciens légitimistes qui, comme Vigny lui- même ou comme Chateaubriand,sans nourrir aucune illusion sur les chances d'une nouvelle Restauration, demeurent attachés par sentiment et parprincipe au souvenir d'un passé glorieux.Gardienne de traditions vivaces, l'armée est le tabernacle de l'honneur.

Mais la vertu de ce principe ne se limite pasaux cas de conscience posés par la vie militaire.

Vigny rêvait d'un « roman moderne », consacré à un « hommed'honneur », qu'il ferait passer « par toutes les professions actuelles » ; et il rédigea une page de suggestivesréflexions, que l'on doit rattacher aux enseignements de Servitude :De la religion de l'honneur.

Satisfaction d'avoir trouvé ce sentiment au fond du cœur humain.

Que le sentiment del'honneur est inné en l'homme et indépendant du culte et du dogme.

Honneur de l'homme sauvage.

Honneur del'homme social antique, mort de Caton, etc...

Honneur de l'homme moderne, de l'enfant...

Honneur de l'homme dupeuple qui ne vola pas le 10 août aux Tuileries.

Honneur militaire partout.

Honneur des femmes [...] L'honneurpermet le développement de toutes les grandes choses.

Celui du génie, celui des passions.

Il ne permet aucunebassesse.

Il interdit la peur, la vie lâche, la mort lâche, la flatterie, le mensonge.

Il fait que l'on tient à tenir son nompur et sans souillure [...] Il n'y a plus de vivant en nous que la religion de l'honneur...L'honneur apparaît ainsi, en général, comme une façon pour l'homme d'accepter les servitudes de sa condition.

Cars'il existe une servitude et une grandeur militaires, il existe aussi une servitude et une grandeur humaines.

Laservitude, c'est la destinée ; l'honneur, c'est l'acceptation vaillante et digne de la destinée.

Au sein d'un monde quesemble régir une fatalité inéluctable, l'honneur atteste la permanence d'une liberté.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles