Dissertation Juste la fin du monde, Jean Luc Lagarce
Publié le 13/02/2023
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Dissertation
JL LAGARCE
LPB/DUBY, 2021
Dissertation sur œuvre.
Jean-Luc LAGARCE, Juste la fin du monde (Solitaires intempestifs, 1990).
Dans quelle mesure la pièce étudiée Juste la fin du monde consiste-t-elle, comme le dit François
BERREUR, en « un équilibre de tensions »1 ?
Juste la fin du monde est la pièce la plus jouée et la plus étudiée de cet auteur qui aura dédié
l'essentiel de sa brève existence au théâtre : metteur en scène (de IONESCO), directeur de troupe (“La
Roulotte”, avec sa fidèle actrice Mirelle HERBSTMEYER), éditeur (les Solitaires intempestifs),
commentateur (expert du théâtre de la violence, notamment des Tragiques grecs2) et bien-sûr
dramaturge, attaché à dénoncer les conventions et à questionner le vouloir-dire.
François BERREUR
compagnon de la première heure jusqu’à la dernière, et même au-delà puisqu’il est son ayant-droit
désormais, a souvent commenté le goût de ce dernier pour les contrastes dans son théâtre, et
notamment ce qu’il appelle l’ ”équilibre de tensions”.
Jusqu’où peut-on se figurer la pièce Juste la fin du monde comme un exercice funambulesque ou un
clair-obscur ? Nous examinerons comment l’instabilité dramaturgique sert la pièce.
En second lieu,
nous observerons comment la coexistence des tonalités dessine une sociologie ainsi qu’une
philosophie originales.
Enfin, nous verrons quel rééquilibrage perpétuel Juste la fin du monde
propose, contrairement à son titre apocalyptique et non sans ironie.
Juste la fin du monde est à la fois l’histoire d’une famille désunie, ainsi que d’être déchirés,
et l’histoire d’une tentative désespérée de se rassembler.
Les membres de cette famille sont à la fois éclatés et rassemblés, en crise et désireux d’une
réconciliation.
La liste des personnages dès le début de la pièce, avant même le texte, fait apparaître
le manque du père, qui n’est évoqué que dans la tirade de la mère (première partie, scène 4).
Du père
on sait seulement qu’il tenait à sa voiture, élément récurrent du texte qui signifie la force des habitudes
et du matériel dans un paysage social modeste où les apparences de la normalité valent déjà pour
signes de réussite et sont, à ce titre, surinvestis.
Les personnages lacunaires sont aussi les enfants : la
fille dont on sait juste qu’elle ressemble à Antoine puis ne ressemble à personne, puis qu’elle “a des
cheveux.
C’est dommage.” (première partie, scène 2).
Le personnage de Louis est un fuyard, un
passant dans la vie et sa famille, qui n’adhère pas : il est d’ailleurs défini, dans l’épilogue par les
expressions de mouvement: “Je pars.”, “Je me remets en route”, “mes pas sur le gravier.” Mais dans
cette même famille en crise, on veut aussi se relier.
Dès la liste des personnages, on observe que la
famille reste leur ancrage, puisqu’ils sont tous reliés, sauf Louis, les uns aux autres : “Suzanne, sa
soeur”, “Antoine, leur frère” tandis que la cheffe de famille cumule les preuves d’ancrage affectif :
“La mère, mère de Louis, Antoine et Suzanne.” Malgré tout ce qui les oppose (parfois violemment,
comme le montre l’usage de la vulgarité “Ta gueule”, première partie, sc.8, ou de la menace “Si tu
me touches, je te tue”, seconde partie, sc.
2), les personnages n’ont de cesse de chercher à se côtoyer,
confronter et mélanger.
Les personnages n’ont de cesse de s’appeler pendant l’intermède : “Où estce que tu es ?” demande la mère, “Où est-ce qu’ils sont ?” s’inquiète Suzanne en scène 5, et “Je vous
cherchais” avoue la mère en scène 7.
Ils ont en outre du mal à quitter la scène, comme Suzanne qui
se résume à une voix (“Voix de Suzanne : - Oui ?”) demeurant en scènes 5 puis 7 une locutrice et
interlocutrice accessible à tous les autres.
On est donc disjoints et ensemble dans cette pièce, et l’on
en retrouve même la traduction dans la gestion de la parole dramatique puisqu’on oscille entre
dialogues vifs (Antoine/Suzanne en première partie scène 9 ou deuxième partie, scène 2), scènes
furtives de transition (ainsi les scènes composant l’intermède) et longues tirades (longue tirades de
Suzanne puis de la mère respectivement en première partie scènes 3 et 4) quasiment monologues
(Louis en première partie scène 10 ou Antoine en scène finale).
1
2
Cf.
dossier SCEREN/CNDP, 2008.
JL LAGARCE, Théâtre et pouvoir en Occident, Les Solitaires intempestifs, éd.
posth.
(2011).
Dissertation
JL LAGARCE
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Le rythme qui se dilate ou se resserre, souligne l’état de tension entre les personnages et accompagne
la relation instable qui se noue également entre le spectateur et la scène, le spectateur alternant les
scènes d’emballement collectif et les arrêts sur image émotifs.
Voir Juste la fin du monde consistera
à composer avec cette vie scénique irrégulière et cette gestion d’une parole dramatique changeante, à
l’image des relations familiales où les mêmes personnages qui se déchirent, comme Suzanne et ses
frères peuvent aussi bien se parler avec rudesse (“Suzanne, fous- nous la paix” en première partie)
qu’avec tendresse : “c’est l’amour” puis “nous t’aimions” (de façon transparente et répétée) (Suzanne
à Antoine, son frère, à l’intermède).
Les mêmes personnages se dissocient, s’affrontent et se
retrouvent.
L’extrême réversibilité des relations entre les personnages permet de faire vivre la pièce
et donne corps à une intrigue qui ne promet, dans son point de départ au prologue, pas beaucoup de
suspens, d’autant plus que tout est annoncé : “dire ma mort prochaine et irrémédiable”.
L’éventail
large des possibilités relationnelles liant les personnages fait l’action de la pièce et permet de
comprendre le revirement dont l’intermède est l’axe symétrique : Louis vient d’abord se faire
entendre, puis c’est lui qui écoute.
Dit autrement, Louis vient parler et finalement ce sont les autres
(jusqu’à Antoine, apothéose de la pièce) qui s’expriment et se révèlent.
Juste la fin du monde tient à la fois du tragique et du comique.
L’aspect tragique de la pièce ne fait aucun doute si l’on se réfère au titre, de tonalité apocalyptique
(“fin du monde”) ainsi qu’au lexique (“mourir à mon tour” au début et “mort prochaine et
irrémédiable” en fin de prologue) : d’emblée, et au risque de saisir le spectateur, la pièce se place
sous une épée de Damoclès et la fatalité d’une issue sans retour possible.
La gravité revient, de façon
plus tamisée et cependant confirmée avec “absent”, “oublis” et “regretterai” (dernier mot de la pièce)
en épilogue.
La pièce est donc placée sous la double bannière de la disparition et du manque.
La
pesanteur de l’atmosphère s’explique aussi par la situation conflictuelle entre les membres de la
famille : les prédictions et projections sur Louis (“vous n’aurez pas d’enfant”), sans appel, qui ont
scellé le sort du personnage, mais aussi la répartition schématique des rôles, radicale : Louis
l’intellectuel doux et Antoine, caractérisé par cet adjectif qu’on lui renvoie souvent au visage, “brutal”
(deuxième partie, scène 2).
Pourtant, les larmes sont loin de dominer.
Il y a aussi dans la pièce des
moments cocasses, qui dédramatisent et privilégient le spectacle divertissant.
L’humour est ainsi
présent dans les reprises, non sans causticité, des formules toutes faites chères à JL LAGARCE (il est
l’auteur d’un précis satirique de Règles de savoir-vivre dans la société moderne3) : “On dit qu’elle
ressemble à Antoine (…) exactement son portrait en fille (…) on dit toujours des choses comme ça,
de tous les enfants”.
Le récit des pique-niques en famille fait sourire du fait de l’accumulation de
clichés : “le premier dimanche des congés d’été, on disait qu’on partait en vacances, et le soir, en
rentrant, on se disait que tout compte fait, on se disait qu’on était mieux à la maison”.
La famille
bruyante, impatiente puis lasse de sa journée et finalement casanière a quelque chose de typiquement
franchouillard, ce qu’on retrouve dans le descriptif aussi superflu que trivial du menu dominical :
“salade de riz avec du thon et de la mayonnaise et des œufs durs” (première partie, scène 4).
Les effets
de contraste sont même exploités pour détendre l’atmosphère et souligner, par là aussi, l’incongruité
essentielle de toute existence humaine : “Aujourd’hui (…) une fille, et vous ne pourriez la reconnaître,
elle a grandi et elle a des cheveux.
C’est dommage.” Dans le bilan final (“c’est dommage”), le tour
présentatif et le pronom démonstratif renvoient probablement à l’absence de l’enfant (que Louis ne
connaître donc pas) et aussi au fait qu’elle ait changé, et non pas à ce qui précède immédiatement
“elle a des cheveux”) ; la logique élémentaire veut qu’on ne regrette pas qu’une enfant ait une
chevelure ! Mais la succession de propositions “elle a des cheveux/ C’est dommage” ne manque pas
de créer l’illusion d'une relation de cause à effet.
Ce voisinage malencontreux des propositions qui
peut faire craindre des déductions malvenues, brouillant la bonne compréhension, traduit la gêne de
Catherine mais montre aussi en filigrane tout le potentiel absurde des conversations et des existences,
où tout s’entrechoque avec tout.
On pourrait même voir dans les évocations récurrentes de la voiture
(marqueur social de la famille dont LAGARCE, fils d’ouvriers de chez Peugeot, avait une conscience
3
JL LAGARCE, Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne, Solitaires intempestifs, 1996.
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JL LAGARCE
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aiguë) une forme de recurring gag à l’égal d’un comique de répétition comme a pu le pratique un
MOLIERE (“le poumon, vous dis-je !” dans Le Malade imaginaire).
Ce qui est intéressant, c’est la simultanéité ainsi que la réversibilité du pire en meilleur, du grave en
léger.
L’effort d’adaptation demandé au spectateur est intéressant en ce qu’il appelle une constante
réactualisation des impressions : Antoine le “brutal” devient l’homme qui pleure, Louis l’intellectuel
s’avère décevant (il n’écrit au fond que des cartes postales à sa famille : à quoi bon savoir écrire si on
ne sait plus rédiger ?) et de la même façon une même scène comprend de quoi rire et pleurer.
Plus
encore, le défi communicationnel à relever est celui de l’infra-discours : Catherine qui s’embourbe
dans sa présentation de la généalogie et faisant mine d’intégrer Louis le disqualifie comme jamais ou
encore la mère qui narrant les sorties dominicales croit parler des frangins mais fait surtout l’impasse
sur sa fille Suzanne, décidément accessoire).
L’édifice communicationnel, instable, démultiplie les
possibilités de lecture,....
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- Jean Luc Lagarce né en 1957 et mort en 1995 est un auteur dramatique contemporain et metteur en scène du XX ème siècle, il publie en 1990 « Juste avant la fin du monde » une pièce de théâtre.