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Edgar Morin, L’Esprit du temps, 1962. Analyse

Publié le 12/11/2016

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La vie n’est pas seulement plus intense dans la culture de masse. Elle est autre. Nos vies quotidiennes sont soumises à la loi. Nos instincts sont réprimés. Nos désirs sont censurés. Nos peurs sont camouflées, endormies. Mais la vie des films, des romans, des faits divers est celle où la loi est enfreinte, dominée ou ignorée, où le désir devient aussitôt amour victorieux, où les instincts deviennent violences, coups, meurtres, où les peurs deviennent suspenses, angoisses...

 

Cette liberté, proprement imaginaire, est celle qu’acquièrent les doutyes dans les mythologies archaïques, celle que détiennent les dieux et que conquièrent les héros des mythologies historiques, celle qui privilégie les rois des contes populaires, celle qui apparaît de façon naïve ou absolue dans l’enfantin Tintin ou l’infantile Super -man. Mais, dans l’univers réaliste de la culture de masse, la liberté ne s’incarne pas, sinon exceptionnellement, bors de la condition humaine. Elle s’exerce dans des cadres plausibles, mais ces cadres sont supra, extra ou infra sociaux, c’est à dire au-dessus, au dehors ou au-dessous de la Loi sociale. C’est donc aux horizons géographiques (exotisme) ou historiques (le passé aventureux ou même le futur de science-fiction), ou bien dans les sommets ou les bas fonds de la vie vécue que se déploie la vie qui manque à nos vies.

 

Les rois et les chefs, qui sont au-dessus de la loi, jouissent de la supra liberté. Les riches, les olympiens échappent aux contraintes de la vie quotidienne : ils se déplacent par avion, aiment, divorcent avec aisance. Certes les olympiens subissent aussi des servitudes et n’échappent pas à toute loi. Par là même ils révèlent leur côté humain, qui les rend identifiables. Mais l’oxygène qu’ils respirent est plus riche, leur facilité de mouvement plus grande. Leurs caprices peuvent plus fréquemment devenir actes. Les olympiens sont affranchis de la contrainte du travail et ils vivent dans les libertés du loisir.

 

La liberté extra, c’est évidemment celle des voyages dans le temps et dans l’espace : aventures historiques ou exotiques. Cet autre

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« monde plus libre est celui des chevaliers et mousquetaires comme celui des jungles, des savanes, des forêts vierges, des terres sans loi.

Les héros de cet autre monde sont l'aventurier, le justicier, le redresseur de torts.

Le propre du western est de se situer dans un temps épique et générique des commencements de civilisation, qui est en même temps, un temps historique, réaliste, récent (la fin du x1x• siècle).

La loi n'y règne pas encore, elle est en train de se constituer ; le héros du western est soit Zorro, le justicier qui agit contre une fausse loi corrompue, et prépare la vraie loi, soit le shérif qui, souverain, instaure revolver au poing la loi qui assurera la liberté.

Cette ambiguïté opère une véritable synthèse entre le thème de la loi et le thème de la liberté aventureuse ...

La liberté infra s'exerce au-dessous des lois, dans les « bas-fonds » de la société, chez les vagabonds, voleurs, gangsters.

Ce monde de la nuit est peut être un des plus signific atifs de la culture de masse.

Car l' homme policé, réglementé, bureaucratisé , l'homme qui obéit aux agents, aux pancartes d'interdiction , aux « frappez avant d'entrer », aux « c'est de la part de qui », se libère projectivement dans l'image de celui qui ose prendre l'argent ou la fem me, qui ose tuer, qui ose obéir à sa propre violence.

En même temps, le gang exerce une fascination particulière, parce qu'il répond aux structures affectives élémentaires de l'esprit hu­ main : il se fonde sur la participation communautaire au groupe, la solidarité collective, la f délité personnelle, l'agressivité à l'é gard de tout ce qui est étranger, la vendetta (vengeance à l'égard d'autrui et responsabilité collective des siens), la réalisation des instincts préda­ teurs et déprédateurs.

Le gang est comme le clan archaï que, mais purifié de tout système traditionnel de prescriptions et d'interdits, c'est un clan à l'état naissant.

C'est le rêve maudit et communautaire de l'individu à la fois réprimé et atomisé, le contrat social de l'âme obscure des hommes soumis aux règles abstraites et coercitives.

C'est pourquoi, du reste, des jeunes gens, dans les faubourgs comme dans les beaux quartiers, à l'Est comme à l'Ouest, tendent naturellement à constituer des « bandes », clans-gangs élémentaires, pour vivre selon l'état de nature de l'affec tivité.

Le thème de la liberté se présente à travers les fenêtres quotidienne­ ment ouvertes de l'écran, du vidéo, du journal, comme évasion onirique t2l ou mythique hors du monde policé, clos, bureaucratisé .

EDGAR MoRIN, L'Esprit du temps , 1962.

(2) Onirique : qui a un rapp ort avec le monde du rêve.. »

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