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Electre (Acte II, scène 8) - Giraudoux

Publié le 17/01/2022

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ÉGISTHE : Et cette justice qui te fait brûler ta ville, condamner ta race, tu oses dire qu'elle est la justice des dieux ?

ÉLECTRE : Je m'en garde. Dans ce pays qui est le mien on ne s'en remet pas aux dieux du soin de la justice. Les dieux ne sont que des artistes. Une belle lueur sur un incendie, un beau gazon sur un champ de bataille, voilà pour eux la justice. Un splendide repentir sur un crime, voilà le verdict que les dieux avaient rendu dans votre cas. Je ne l'accepte pas.

ÉGISTHE : La justice d'Électre consiste à ressasser toute faute, à rendre tout acte irréparable ?

ÉLECTRE : Oh non ! Il est des années où le gel est la justice pour les arbres, et d'autres l'injustice. Il est des forçats que l'on aime, des assassins que l'on caresse. Mais quand le crime porte atteinte à la dignité humaine, infeste un peuple, pourrit sa loyauté, il n'est pas de pardon.

ÉGISTHE : Sais-tu même ce qu'est un peuple, Électre!

ÉLECTRE : Quand vous voyez un immense visage emplir l'horizon et vous regarder bien en face, d'yeux intrépides et purs, c'est cela un peuple. ÉGISTHE : Tu parles en jeune fille, non en roi. C'est un immense corps à régir, à nourrir.

ÉLECTRE : Je parle en femme. C'est un regard étincelant, à filtrer, à dorer.

Mais il n'a qu'un phosphore, la vérité. C'est ce qu'il y a de si beau, quand vous pensez aux vrais peuples du monde, ces énormes prunelles de vérité. ÉGISTHE : Il est des vérités qui peuvent tuer un peuple, Électre.

ÉLECTRE : Il est des regards de peuple mort qui pour toujours étincellent. Plût au ciel que ce fût le sort d'Argos ! Mais, depuis la mort de mon père, depuis

25 que le bonheur de notre ville est fondé sur l'injustice et le forfait, depuis que chacun, par lâcheté, s'y est fait le complice du meurtre et du mensonge, elle peut chanter, danser et vaincre, le ciel peut éclater sur elle, c'est une cave où les yeux sont inutiles. Les enfants qui naissent sucent le sein en aveugles.

ÉGISTHE : Un scandale ne peut que l'achever.

ÉLECTRE : C'est possible. Mais je ne veux plus voir ce regard terne et veule dans son oeil.

ÉGISTHE : Cela va coûter des milliers d'yeux glacés, de prunelles éteintes. ÉLECTRE : C'est le prix courant. Ce n'est pas trop cher.

ÉGISTHE : Il me faut cette journée. Donne-la-moi. Ta vérité, si elle l'est, trouvera toujours le moyen d'éclater un jour mieux fait pour elle.

ÉLECTRE : L'émeute est le jour fait pour elle.

ÉGISTHE : Je t'en supplie. Attends demain.

ÉLECTRE : Non. C'est aujourd'hui son jour. J'ai déjà trop vu de vérités se flétrir parce qu'elles ont tardé une seconde. Je les connais, les jeunes filles qui ont tardé une seconde à dire non à ce qui était laid, non à ce qui était vil, et qui n'ont plus su leur répondre ensuite que par oui et par oui. C'est là ce qui est si beau et si dur dans la vérité, elle est éternelle mais ce n'est qu'un éclair.

 

La guerre menace. Devant l'urgence de la situation, Égisthe demande à Électre de surseoir à son projet de vengeance. Mais Électre refuse de se laisser convaincre, opposant au « bloc d'honneur « qu'est devenu le régent, transfiguré par sa mission de gouvernant, un bloc de négation. De ce débat sans issue, structuré par la thématique du regard et de la lumière, naît un tragique de tension et de ruptures.

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« Les deux conceptions qui s'affrontent sont d'ordres radicalement opposés.

Pour Égisthe, l'exigence de l'être doit êtrerelativisée.

D'où la remise en cause d'une justice qui « consiste à ressasser toute faute, à rendre tout acteirréparable » et d'une vérité incertaine, car propre à un individu (« ta vérité, si elle l'est »).

D'où la mise en garde contre le scandale suicidaire (« Un scandale ne peut que l'achever ») et une vérité nihiliste* (« Il est des vérités quipeuvent tuer un peuple, Électre »).

L'absolu d'Électre est traduit par Égisthe comme un idéal que le temps peutrelativiser (« Ta vérité, si elle l'est, trouvera toujours le moyen d'éclater un jour mieux fait pour elle »).

Au « demain» d'Égisthe s'oppose le « C'est aujourd'hui son jour » d'Électre. L'ordre de l'urgence et l'ordre de l'exigence Dans ce conflit de valeurs, les deux ordres que représente chacun des personnages sont ceux de l'urgence (la situation de guerre et d'émeute) et de l'exigence (la vérité et la justice érigées en absolus).

À la raison d'Étatreprésentée par Égisthe s'oppose la raison-déraison du concept individuel que s'est forgé Électre.

L'un et l'autresont inconciliables. II - LA THÉMATIQUE DU REGARD ET DE LA LUMIÈRE Le champ lexical du regard Il est très présent : « regarder » — « regard » — « yeux » — « prunelles » — « regards » — « aveugles » — « oeil ».Ce champ lexical du regard donne une assise particulièrement forte au texte, d'autant que certains termes sontrécurrents.

La thématique du regard, c'est celle de la conscience et du reflet de l'âme. La lumière et la vérité A la thématique du regard vient s'ajouter celle de la lumière, dont le champ lexical est aussi riche.

Il peut avoir uneconnotation positive : « lueur » — « horizon » — « étincelant » et « étincellent » — « dorer » — « phosphore » — «ciel » — « éclair », ou négative : « cave » — « aveugles » — « terne » — « yeux glacés » — « éteintes ».

Cettethématique de la lumière structure le texte, impose l'idée du caractère obsessionnel de la vérité, révélation qui doitéclairer le monde.

En l'absence de cette vérité, le regard est celui d'un « peuple mort », le monde est une « cave »,l'humanité est infirme puisque les enfants viennent au monde « aveugles ». Une vision d'aveugle hallucinée La vision d'Électre se veut donc révélation.

Elle est celle d'une illuminée, d'une visionnaire hallucinée qui assène savérité en oubliant totalement tout ce qui peut lui être étranger.

Dans ses répliques, l'usage de la métaphore est presque constant.

Les rythmes binaires ou ternaires viennent renforcer l'aspect quasi incantatoire de cetterévélation.

Mais l'hallucination est aussi aveuglement : la vérité est « un éclair » ; elle ferme les yeux d'Électre à lapitié et au pardon. III - UN TRAGIQUE DE LA TENSION ET DES RUPTURES L'opposition entre patience et intransigeance La tension dramatique naît de la lutte pied à pied entre Égisthe qui s'acharne à temporiser plus qu'a convaincre etÉlectre qui lui oppose la même intransigeance. Le tragique repose sur l'affrontement des répliques qui se répondent en utilisant souvent la même structuredémonstrative (« c'est » — « ce n'est pas » — « c'est cela » — « cela »).

A la patience presque exemplaired'Égisthe qui va jusqu'à la supplication s'oppose le refus opiniâtre d'Électre qui affirme et récuse tout à la fois. Le dialogue, point de rupture et lieu du motif ornemental Le dialogue est donc le lieu où se consomme un refus réitéré.

Le tragique est celui de la rupture, le discours dramatique entretenant et aggravant le conflit de valeurs. En outre, le dialogue donne à la parole d'Électre une valeur ornementale en raison des multiples métaphores et deseffets stylistiques qu'elle contient.

L'ornementation donne à la parole tragique une double valeur : à l'éthique de lajustice et de la vérité se superpose son esthétique. Conclusion : Cet extrait montre bien l'effort de Giraudoux pour renouveler l'expression du tragique.

Les deux personnages qui s'affrontent entretiennent un vain dialogue.

Au conflit des passions s'est substitué un conflit desvaleurs.

Le dialogue exprime et accentue la distance tragique entre les êtres.. »

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