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François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe , livre premier, 8.

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

chateaubriand

Dans le premier livre des Mémoires d'outre-tombe , François-René de Chateaubriand (1768-1848) retrace son enfance bretonne.    Il évoque ici les jeux inspirés par un camarade espiègle, Gesril, sur la grève de Saint-Malo.    Nous étions un dimanche sur la grève, à l'éventail de la porte Saint-Thomas (1) à l'heure de la marée.    Au pied du château et le long du Sillon (1), de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle.    Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume ; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons.    J'étais le plus en pointe vers la mer, n'ayant devant moi qu'une jolie mignonne, Hervine Magon, qui riait de plaisir et pleurait de peur.    Gesril se trouvait à l'autre bout du côté de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent ; déjà les bonnes et les domestiques criaient : "Descendez, Mademoiselle ! descendez, Monsieur !"    Gesril attend une grosse lame : lorsqu'elle s'engouffre entre les pilotis, il pousse l'enfant assis auprès de lui ; celui-là se renverse sur un autre ; celui-ci sur un autre : toute la file s'abat comme des moines de cartes (2), mais chacun est retenu par son voisin ; il n'y eut que la petite fille de l'extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai qui, n'étant appuyée par personne, tomba.    Le jusant (3) l'entraîne ; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son magot (4) et lui donnant une tape.    Hervine fut repêchée ; mais elle déclara que François l'avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi ; je leur échappe ; je cours me barricader dans la cave de la maison : l'armée femelle me pourchasse.    Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve (5) défend vaillamment la porte et soufflette l'avant-garde ennemie.  Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours : il monte chez lui, et avec ses deux soeurs jette par les fenêtres des potées d'eau et des pommes cuites aux assaillantes.    Elles levèrent le siège à l'entrée de la nuit ; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher (6).    La Vallée-aux-loups , juin 1812.    François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe , livre premier, 8. 

Cet extrait des Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand décrit des jeux d'enfance dans sa Bretagne natale. Comme tout récit autobiographique, il pose le problème de l'authenticité de ce qui est raconté, et de la distance entre le narrateur écrivant, et l'enfant qu'il fut : au-delà des aventures de l'enfance, que nous examinerons tout d'abord, nous verrons en quoi l'autobiographie fausse, ou du moins remodèle cette enfance, puis nous nous interrogerons sur la fonction même de ce récit, et plus largement sur le but recherché par l'auteur autobiographe.

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« bien le lexique employé : les verbes « fondre, se barricader, pourchasser, défendre, souffleter », ouencore les expressions « l'armée femelle, l'avant-garde ennemie, les assaillantes, le siège ».

La guerre enquestion est divisée en trois phases, la poursuite, le siège de la maison, et la victoire finale.

L'emploi d'un tel lexique transforme doncl'innocent jeu d'enfance, aux conséquences finalement anodines, en une aventure unique, vécue par l'enfant commequelque chose d'exceptionnel. Mais il est clair que cette transformation n'est pas uniquement le fait de l'enfant.

C'est dans la distance entre celuiqui raconte — l'adulte —, et celui qui est raconté — l'enfant —, qu'elle s'opère.

Les pronoms de première personne,« nous » ou «je », semblent renvoyer à l'enfant, avec ou sans ses camarades.

En revanche, à plusieurs reprises,nous assistons à des interventions du narrateur : d'une part, dans l'emploi du présent de vérité initial, et dans lesnotations du caractère habituel du jeu ; d'autre part, dans les discours rapportés — celui d'Hervine Magon, qui «déclara que François l'avait jetée bas », ou celui des « assaillantes », qui firent passer « le chevalier deChateaubriand, âgé de neuf ans, (...) pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgéson rocher ».

Le narrateur, Chateaubriand adulte, a nécessairement un regard sur son enfance, et ce qu'il racontepeut donc en être modifié. La modification la plus importante est manifestement la distance humoristique du texte.

Présenter la poursuite dujeune François par les bonnes comme un jeu de guerre, avec tout le lexique adéquat, n'est pas le fait de l'enfant.On peut imaginer la peur ressentie par ce dernier, mais certainement pas qu'il s'en soit autant amusé ; or le récit, entransformant les « bonnes » en « avant-garde ennemie », et en faisant utiliser par Gesril des « potées d'eau et despommes cuites » comme l'huile bouillante des châteaux assiégés, prête évidemment à sourire.

De même, lacomparaison entre le jeune enfant et un féroce pirate est-elle tout à fait exagérée, et par là même peuvraisemblable : dirait-on d'un enfant, aussi mal intentionné et méchant fût-il, qu'il est « un homme atroce »? C'estdonc toute la transformation du récit d'un jeu et de ses conséquences en récit d'aventures qui est à porter aucrédit du narrateur. Dès lors, le point de vue auquel le texte est raconté porte-t-il lui-même à interrogation.

Dans la mesure où lenarrateur est aussi l'un des acteurs du récit, il devrait s'agir d'un point de vue — ou d'une focalisation — interne ;mais la distance du narrateur au je, distance chronologique de l'adulte à l'enfant, modifie ce point de vue : enréalité, il s'agit d'un faux point de vue interne, puisque le récit n'est pas vraiment le fait de l'enfant, mais de l'adultequ'il est devenu.

Dès lors, c'est un récit totalement remodelé, distancié , pris avec humour et recul.

La question sepose alors de son authenticité : certes, puisqu'il s'agit d'une autobiographie, le narrateur-auteur est censé raconterla vérité, ce qui s'est passé réellement ; mais dans la mesure où le récit est manifestement modifié, on peut sedemander jusqu'où va cette modification, et si le récit n'est pas totalement fictif.

De guerre, il n'y a point eu ; y a-t-il eu alors, comme le prétend le narrateur, chute de la petite fille ? A la limite, Gesril et Hervine Magon ont-ilsseulement existé ? Ce problème de la vérité du récit autobiographique mène alors nécessairement à la question desa fonction : pourquoi une telle narration ? Afin d'authentifier son récit, et de lever les doutes que nous venons d'émettre, le narrateur ancre fortement sonrécit dans une couleur locale bretonne.

Nous l'avons vu, les noms de lieux — évidemment réels — ne peuvent porterà interrogation.

De même, la description de la plage, et le jeu inventé par les enfants, sont parfaitementvraisemblables.

Même le personnage de Gesril, et le nouveau jeu qu'il invente brusquement, faire tomber HervineMagon, sonnent vrais : quel enfant ne s'est jamais amusé à en faire tomber d'autres ? Tous ces élémentsparticipent donc d'une entreprise d'authentification du récit.

Et si quelques éléments sont vrais, pourquoi ne leseraient-ils pas tous ? Tel est donc le premier dispositif mis en place pour faire croire à la vérité du récit. Le second dispositif est d'ordre narratif : en rendant son récit haletant, vivant, le narrateur empêche le lecteur dese poser la question de la vérité.

Or plusieurs procédés concourent à cet effet : d'une part, les trois jeux, le jeuanodin, le jeu de cartes, et le jeu de guerre, sont soigneusement enchaînés.

Le passage du premier au second sefait autour du personnage de Gesril, qui clôt le premier jeu, et est bien sûr l'acteur déterminant du second.

Lepassage du second au dernier se fait sur la déclaration d'Hervine, désignant François comme coupable.

Le lecteurpasse ainsi d'une aventure à l'autre, immédiatement, sans avoir le temps de s'interroger.

Par ailleurs, les deuxderniers récits sont essentiellement ponctués par des points-virgules, dans un usage consécutif : chaque actionsemble en entraîner nécessairement une autre, selon la métaphore fournie par le texte des « moines de cartes ».Enfin, l'emploi du présent de narration, qui actualise le récit , donne aussi l'illusion de voir la scène se dérouler:comment pourrait-elle alors être fictive ? Cet ensemble de procédés a donc pour but d'authentifier le récit.

Certes, il existe une distance autobiographique,visible par exemple dans l'humour, mais la vitesse du récit et son actualisation suspendent, ou du moins réduisent,cette distance.

L'humour lui-même participe de cette entreprise : s'il peut mener à mettre en doute la véracité durécit, du fait de la distance entre l'adulte et l'enfant, il fait aussi sourire le lecteur, lui donne du plaisir à lire le récit,et de la sorte l'écarte de la question de la vérité.

Mais à quoi sert un tel acharnement à authentifier la narration ?D'une part, bien sûr, au respect du contrat autobiographique, qui veut que tout ce qui est raconté soit exact, se soit réellement passé, mais d'autrepart, et surtout, à masquer le véritable enjeu du texte, qui est de faire, avant l'heure, du personnage principal dutexte, l'enfant, un héros.

De la sorte, c'est sur l'adulte, c'est-à-dire le narrateur lui-même, que rejaillira le prestige.Or qu'est cet enfant ? D'une part, il est innocent, puisque le vrai coupable est Gesril : c'est dire que les fautes qu'on. »

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