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FRÉDÉRIC ET ROSANETTE de Gustave FLAUBERT, L'Education sentimentale, 3e partie, chap. 1

Publié le 18/05/2010

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(Au mois de juin 1848, Frédéric Moreau, le héros de L'Education sentimentale, et sa maîtresse Rosanette, font un séjour à Fontainebleau.) Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosa-nette en face de lui; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire, s'avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d'anguilles dans un compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l'illusion. Ils se croyaient presque au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de miel. Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge. Le ciel d'un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s'appuyait à l'horizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village; et, plus loin, à gauche, le toit d'une maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et l'eau secouait légèrement des perches plantées au bord pour tenir des filets; une nasse d'osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là. Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux d'un puits; — chaque fois qu'ils remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne. Il ne doutait pas qu'il ne fût heureux pour jusqu'à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Gustave FLAUBERT, L'Education sentimentale, 3e partie, chap. 1 (1869).

Ce passage évoque le bonheur d'un couple, un soir, du côté de Fontainebleau. Contrairement aux autres extraits de romans que nous avons étudiés jusqu'ici, il ne « se passe « rien dans cette scène : les deux amoureux se contentent d'être ensemble, de dîner et de se promener, en jouissant du cadre propice dans lequel ils se trouvent. Le texte étant essentiellement descriptif, l'étude va donc consister à analyser d'abord les divers éléments de la description que le narrateur a choisi de mettre en valeur, pour évoquer ce bonheur. Cette première recherche opérera sur le texte une lecture au premier degré, celle d'un lecteur relativement pressé, qui ne demande qu'à s'identifier au bonheur apparent d'un couple heureux. Mais les études précédentes nous ont appris à n'être pas dupes de l'évidence d'un récit. La mise en scène de l'évocation, le jeu des regards sur ce qui est décrit, les interventions directes ou indirectes de l'auteur, nous le savons, viennent souvent enrichir la leçon naïve d'un texte et lui conférer une originalité ou une complexité qui n'appa-raissait pas au premier abord. Le bonheur ici décrit est-il authentique ? C'est à cette question que nous permettra de répondre une lecture plus approfondie. D'où une lecture méthodique en deux temps : 1. Les éléments de la description : le bonheur du couple. 2. Le jeu des regards : le bonheur en question.

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« • Les trois descriptions — Frédéric contemple Rosanette.

Ce n'est pas un beau portrait mais c'est le portrait d'une femme jolie.

Le narra-teur se contente d'énumérer quelques traits réalistes, mais chacun de ces traits signifie pour Frédéric la beauté deRosanette, qu'il s'agisse de son visage (sa « jolie» figure ovale) ou de son vêtement.— Les amants dînent.

Leur repas est décrit.

A vrai dire, les détails relevés par le narrateur seraient plutôt de na-ture à dégriser nos héros : « du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés ».

Nous y reviendrons.

Mais àpremière vue, la volonté de bonheur du couple l'emporte; l'harmonie de leur idylle transcende ces imperfections duréel : « Tout cela augmentait le plaisir ».— Le paysage au crépuscule, peint avec précision, rassemble des motifs stylisés dans la contemplation desquels lecouple opère sa bienheureuse fusion : le ciel protecteur, « arrondi comme un dôme », la dentelure des bois, leclocher villageois, la tache rouge d'une maison sur la rivière sinueuse, les joncs penchés, les chaloupes qui oscillent,la jeune fille penchée sur un puits, toutes ces notations descriptives alimentent le bonheur contemplatif des amants. • Temps et espace : de l'immobilité à l'immuabilité Si l'on recense les indices temporels, dans ce texte où l'imparfait domine, on prend conscience...

qu'il n'y en a pas :seuls les trois emplois du passé simple signalent, fugacement, une progression d'un moment à un autre.

Tout lereste semble s'étirer en un perpétuel ralenti.

Le texte est saturé d'indications spatiales (ce sont tous les élémentssuccessivement décrits), et qui plus est, statiques : « La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui »,« et il contemplait », « Le ciel [...] s'appuyait », « En face, [...] il y avait », « plus loin, à gauche », « faisait unetache », « semblait immobile », « deux ou trois vieilles chaloupes étaient là ».

A l'image de ces chaloupes, toutsemble être là pour toujours.

Ainsi, l'aspect statique de ce qui est décrit, en produisant une impression d'immuabilité,donne le sentiment que le temps s'est arrêté, et donc, que le couple vit un moment d'éternité.

Le temporel a étéchassé par le spatial.

D'où l'illusion de bonheur éternel de Frédéric, soulignée par le narrateur qui a organisé toutecette page : « Il ne doutait pas qu'il ne fût heureux pour jusqu'à la fin de ses jours.

» • Le grincement de la chaîne Sur la toile de fond de ce bonheur global, Frédéric éprouve « une jouissance inexprimable » à entendre grincer lachaîne qui tire les seaux du puits.

Que signifie cette notation d'une jouissance si intense, à simplement écouter lefrottement répétitif d'une chaîne? Parmi plusieurs interprétations possibles, on peut en retenir une qui s'accorde à cequ'on vient de dire : ce bruit qui revient comme un rite, bruit rappelant sans doute des souvenirs d'un autre temps(quelle est la chaîne d'un puits qui ne grincerait pas? !), contribue à ponctuer le temps, à rendre chaque momentsemblable à celui qui précède, donc à immobiliser le présent.

Le temps qui tourne sur lui-même est aboli : la joie deFrédéric est peut-être d'échapper au temps, de vivre dans l'immuable.Il est vrai que pour Frédéric amoureux tout devient merveilleux.

On est cependant surpris de voir cette jouissanceparcellaire l'emporter sur le bonheur profond que devrait lui procurer la présence de Rosanette.

La sensationpartielle, en même temps qu'elle paraît attester que le héros ne rêve pas, annule ce que devrait être la joie globalede la communion.

Le « bonheur » de Frédéric est-il authentique ? La nature de sa perception, qui semble morcelertoute réalité, ne rend-elle pas illusoire le sentiment qu'il croit éprouver ? LE JEU DES REGARDS : LE BONHEUR EN QUESTION • Le regard du lecteurTout ce que nous venons de dire sur le bonheur apparent de ce couple, fondé sur les éléments descriptifs du texte,correspond en effet à un premier niveau de lecture, centré sur le contenu du passage.

Ce n'est pas une lectureerronée, mais c'est une lecture incomplète.

Flaubert connaît son lecteur : il sait fort bien qu'il suffit souvent de livrerdes éléments conventionnels d'une réalité pour faire croire à cette réalité.

Ici, il s'agit de bonheur amoureux; pour lelecteur habitué à lire, ou simplement influencé par les idées reçues de son époque, il suffit d'assister à la scène d'uncouple dans une auberge, près de Fontainebleau, puis à la promenade des amoureux sur la berge, au crépuscule,pour croire instantanément à la réalité du bonheur des jeunes gens ainsi mis en scène.

Ces jeunes gens, d'ailleurs,sont les premiers à y croire eux-mêmes.

Comment ne pas partager leur « illusion »?Ces remarques sont essentielles pour le candidat à l'explication du texte.

Il ne doit pas projeter naïvement unbonheur parfait sur l'évocation ambiguë que lui en fait Flaubert.

S'il doit effectivement analyser, comme nous l'avonsfait, les éléments objectifs qui produisent une certaine impression de bonheur, il ne doit pas en rester là, il doit allerau-delà de son regard premier.

C'est-à-dire voir comment on lui fait voir le contenu de l'évocation.

En un mot :quelle focalisation adopte le narrateur ? Il s'agit là du regard de Frédéric.

Mais aussi, comment le narrateur se glisse-t-il dans son récit pour juger son héros? Il s'agit cette fois du regard de Flaubert. • Le regard de FrédéricPlusieurs remarques s'imposent.. »

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