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Gil Blas et le Fripier (LE SAGE. Gil Blas, I, 15)

Publié le 01/05/2011

Extrait du document

Je me résolus à prendre un habit de cavalier, persuadé que sous cette forme je ne pouvais manquer de parvenir à quelque poste honnête et lucratif. J'appelai donc les valets de l'hôtellerie et je ne leur donnai point de repos qu'ils ne m'eussent fait venir un fripier. J'en vis bientôt paraître un, qu'on m'amena. Il était suivi de deux garçons qui portaient chacun un gros paquet de toile verte. Il me salua fort civilement et me dit : « Seigneur cavalier, vous êtes bien heureux qu'on se soit adressé à moi plutôt qu'à un autre. Je ne veux point ici décrier mes confrères. Mais, entre nous, il n'y en a pas un qui ait de la conscience, ils sont tous plus durs que des juifs. Je suis le seul fripier qui ait de la morale. Je me borne à un profit raisonnable, je me contente de la livre pour sou... je veux dire du sou pour livre. « Le fripier, après ce préambule que je pris sottement au pied de la lettre, dit à ses garçons de défaire leurs paquets. On me montra des habits de toutes sortes de couleurs. On m'en fit voir plusieurs de drap tout uni. Je les rejetai avec mépris, parce que je les trouvais trop modestes; mais ils m'en firent essayer un qui semblait avoir été fait exprès pour ma taille, et qui m'éblouit, quoiqu'il fût un peu passé. C'était un pourpoint à manches tailladées, avec un haut-de-chausses et un manteau, le tout de velours bleu brodé d'or. Je m'attachai à celui-là, et je le marchandai. Le fripier, qui s'aperçut qu'il me plaisait, me dit que j'avais le goût délicat. « Vive Dieu ! s'écria-t-il, on voit bien que vous vous y connaissez. Apprenez que cet habit a été fait pour un des plus grands seigneurs du royaume et qu'il n'a pas été porté trois fois. Examinez-en le velours: il n'y en a point de plus beau ; et, pour la broderie, avouez que rien n'est mieux travaillé. — Combien, lui dis-je, voulez-vous le vendre? — Soixante ducats, répondit-il ; je les ai refusés ou je ne suis pas un honnête homme.« L'alternative était convaincante. J'en offris quarante-cinq, il en valait peut-être la moitié. « Seigneur gentilhomme, reprit froidement le fripier, je ne surfais point; je n'ai qu'un mot. Tenez, continua-t-il en me présentant les habits que j'avais rebutés, prenez ceux-ci ; je vous en ferai meilleur marché. « Il ne faisait qu'irriter par là l'envie que j'avais d'acheter celui que je marchandais : et, comme je m'imaginai qu'il ne voulait rien rabattre, je lui comptai soixante ducats. Quand il vit que je les donnais si facilement, je crois que, malgré sa morale, il fut bien fâché de n'en avoir pas demandé davantage. Assez satisfait d'avoir gagné la livre pour sou, il sortit avec ses garçons. Quel plaisir j'avais de me voir si bien équipé! Mes yeux ne pouvaient, pour ainsi dire, se rassasier de mon ajustement. Jamais paon n'a regardé son plumage avec plus de complaisance. (Histoire de Gil Blas de Santillane.)

I. — L'ensemble. — 1° Nature du morceau : un récit ou une narration, c'est-à-dire l'exposé direct d'une action dont l'auteur a été le témoin et parfois le héros. La succession des faits constitue essentiellement le récit; le lecteur doit avoir l'illusion qu'il assiste aux événements. Mais on y mêle souvent des parties descriptives (pour le décor de l'action) et des dialogues (pour donner plus de vie aux personnages). — Une narration doit avant tout être claire, bien composée, écrite en un style simple et varié, il ne faut jamais qu'on y sente l'auteur, et les artifices de la rhétorique en doivent être bannis. — 2° Cette anecdote est tirée d'un roman 4e Le Sage, l'Histoire de Gil Blas, publié de 1715 à 1735.  Le Sage donne la parole à son héros, qui raconte lui-même ses aventures. Pour comprendre le morceau que rions analysons, il suffit de savoir que Je jeune Gil Blas, d'une coalition très modeste, et destiné par ses parents à l'état ecclésiastique, quitte Oviedo, sa ville natale, pour aller faire ses études à l'Université de Salamanque. Mais des rencontres imprévues, qui agissent sur son faible caractère, le font changer de vocation, et il se  décide à se pousser dans le monde : aussi va-t-il quitter le costume d'étudiant en théologie pour un habit de cavalier.

« Puis, le fripier sent que ce jeune homme naïf et honnête sera d'autant plus aisé à duper qu'il éprouvera plus deconfiance; il entame son propre éloge, aux dépens de ses confrères (qui, à l'occasion, le lui rendent bien).

Son petitdiscours est composé de formules qui lui ont servi plus d'une fois; il le récite par cœur, en vrai charlatan, et avecune telle volubilité qu'il s'embrouille dans la dernière phrase : « Je me contente de la livre pour sou...

je veux dire dusou pour livre! » Rien de plus naturel et de plus comique.

Malgré lui, le fripon révèle le profit scandaleux qu'il espèreobtenir ; et il faut toute l'inexpérience de Gil Blas pour n'y pas prêter attention, et retenir seulement la dernièrepartie de la phrase.

(En lisant, dire avec volubilité et naturel : Je me borne à un profit raisonnable : je me contentede la livre pour sou....

Puis, fortement et lentement, en détachant chaque mot, et avec l'accent d'un homme quis'indigne : ...

je veux dire...

du sou pouf livre.) — c) Grande habileté encore, dans l'étalage des marchandises.

A cejeune homme qu'il a salué du titre de seigneur cavalier, le fripier fait voir d'abord des habits de drap tout uni.

Il estsûr de l'effet : trop modestes, ces habits n'excitent que le mépris d'un client si bien « préparé ».

Ceux-là,remarquez-le bien, on se contente de les lui montrer ; mais on lui en fait essayer un, à sa taille, et qui est le plusluxueux de tout le paquet.

Le fripier savait bien que Gil Blas s'y arrêterait.

— d) Il s'agit maintenant, pour le fripier,de faire payer le plus cher possible à Gil Blas ce costume qui l'a séduit.

Le Sage connaît à fond la psychologiemarchande, et le petit discours du fripier est un admirable raccourci de la rhétorique du boutiquier : i° flatter leclient sur son goût; 2° piquer son orgueil et sa jalousie; 3° lui détailler les mérites de l'objet à vendre; 4° ne pointparler de prix, mais le laisser venir.

C'est donc Gil Blas qui demandera le prix, avec une vive appréhension...

et alorsle marchand répondra brusquement, comme s'il prenait son parti de faire un sacrifice, et en enveloppant sascandaleuse exigence dans un nouveau serment d'honnêteté.

— e) Gil Blas hésite.

Mais le fripier sait le moyen debrusquer la conclusion.

Il feint, en parlant froidement, d'avoir perdu sa considération pour ce seigneurgentilhomme...

et, par une manœuvre des plus habiles, il irrite l'envie de Gil Blas en lui montrant de nouveau lescostumes simples, ceux que Gil Blas avait méprisés avant de voir le bel habit bleu brodé d'or; jugez de sonimpression, depuis qu'il a essayé celui-là ! — f) Enfin, le trait le plus profond et le plus comique est peut-être celuide la fin.

Quand le marchand voit que Gil Blas ne marchande que pour la forme, et lui compte si aisément lessoixante ducats, il regrette de n'avoir pas demandé davantage !2° Gil Blas.

— Ce caractère est beaucoup plus simple; mais nous devons bien sentir sa vérité moyenne, son mélangede vanité et de candeur, d'ambition et de timidité, a) Les expressions : je me résolus,...

persuadé...

trahissentl'étourderie et la naïveté; — un poste honnête et lucratif : le rapprochement de ces deux mots jette encore du joursur le caractère complexe et parfois discutable de Gil Blas, qui, dans la suite, s'attachera trop au lucratif.

— Lamanière dont il appelle les valets, dont il les presse, est aussi d'un jeune homme sans expérience, qui aurait dûplutôt s'informer lui-même des adresses, des prix, etc....

Non, qu'on lui amène tout de suite des marchands, àdomicile! — b) Gil Blas parle peu; c'est le fripier qui parle.

Mais sa physionomie se trahit par les expressions : je les rejetai avec mépris,...

un quim'éblouit....

Je m'attachai à celui-là....

Quand il demande le prix, sa question est, nous semble-t-il, empreinte d'unrespect naïf pour le marchand, et d'une involontaire ironie.

Il ne dit pas : « Quel est le prix de ce costume?...

» Il dit: « Combien voulez-vous le vendre? » N'est-ce pas avouer qu'il est à la merci du fripier? — c) Il ose cependant offrirun autre prix.

Mais la froideur du marchand le pique; il reconnaît que celui-ci ne fait, en lui montrant les autreshabits, qu'irriter son envie..,.

Il ajoute : Je m'imaginai qu'il ne voulait rien rabattre, — ce qui est un aveu tardif de satimidité et de l'empire que le marchand a su prendre sur lui.

— d) Enfin, examinez l'effet que Gil Blas ainsi costumé seproduit sur lui-même, Mes yeux ne pouvaient se rassasier....

Et il se compare au paon qui regarde son plumage,parce qu'en effet nul animal ne donne mieux la sensation de la fatuité et de la triomphante sottise. IV.

— Le style.

— Nous avons été amenés, en analysant les caractères, à signaler les expressions les plusremarquables.

On a vu que la qualité de ce style était de s'adapter exactement à toutes les nuances desentiment....

C'est que Le Sage n'est pas seulement l'auteur de Gil Blas ; il a beaucoup écrit pour le théâtre.

Dansce roman, il conserve la méthode qu'il avait suivie dans Turcaret et dans Crispin rival de son maître : il essaie de semettre dans le ton du personnage, et celui-ci emploie toujours le mot qui traduit ou qui trahit sa pensée.

— Quant àla partie descriptive, elle est sobre, mais assez pittoresque toutefois, pour que les personnages aient bien l'air d'agiret de parler au milieu d'un décor naturel et d'accessoires réels.. »

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