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Giraudoux, "Electre", Acte I, scène 13: Monologue du Mendiant

Publié le 17/01/2022

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LE MENDIANT, ÉLECTRE, ORESTE

LE MENDIANT. C'est l'histoire de ce poussé ou pas poussé que je voudrais bien tirer au clair. Car, selon que c'est l'un ou l'autre, c'est la vérité ou le mensonge qui habite Électre, soit qu'elle mente sciemment, soit que sa mémoire devienne mensongère. Moi je ne crois pas qu'elle ait poussé. Regardez-la : à deux pouces au-dessus du sol, elle tient son frère endormi aussi serré qu'au-dessus d'un abîme. Il va rêver qu'il tombe, évidemment, mais cela vient du coeur, elle n'y est pour rien. Tandis que la reine a une ressemblance : elle ressemble à ces boulangères qui ne se baissent même pas pour ramasser leur monnaie, et aussi à ces chiennes griffonnes qui étouffent leur plus beau petit pendant leur sommeil. Après, elles le lèchent comme la reine vient de lécher Oreste, mais on n'a jamais fait d'enfant avec la salive. On voit l'histoire comme si l'on y était. Tout s'explique, si vous supposez que la reine s'est mis une broche en diamants et qu'un chat blanc est passé. Elle tient Électre sur le bras droit, car la fille est déjà lourde; elle tient le bébé sur l'autre, un peu éloigné d'elle, pour qu'il ne s'égratigne pas à la broche ou qu'il ne la lui enfonce pas dans la peau... C'est une épingle à reine, pas une épingle à nourrice... Et l'enfant voit le chat blanc, c'est magnifique, un chat blanc, c'est de la vie blanche, c'est du poil blanc : ses yeux le tirent et il bascule... Et c'est une femme égoïste. Car, de toute façon, en voyant chavirer l'enfant, elle n'avait pour le retenir qu'à libérer son bras droit de la petite Électre, à lancer la petite Électre au loin sur le marbre, à se ficher de la petite Électre. Qu'elle se casse la gueule, la petite Électre, pourvu que vive et soit intact le fils du roi des rois ! Mais elle est égoïste. Pour elle, la femme compte autant que l'homme, parce qu'elle en est une; le ventre autant que la souche, parce qu'elle est un ventre; elle ne songe pas une seconde à détruire cette fille à ventre pour sauver ce fils à souche, et elle garde Électre. Tandis que voyez Électre. Elle s'est déclarée dans les bras de son frère. Et elle a raison. Elle ne pouvait trouver d'occasion meilleure. La fraternité est ce qui distingue les humains. Les animaux ne connaissent que l'amour.., les chats, les perruches, et caetera; ils n'ont de fraternité que de pelage. Pour trouver des frères, ils sont obligés d'aimer les hommes, de faire la retape aux hommes... Qu'est-ce qu'il fait, le petit canard, quand il se détache de la bande des canards, et de son petit œil tendre pétillant sur sa joue inclinée de canard, il vient nous

regarder, nous autres humains, manger ou bricoler, c'est qu'il sait que c'est nous son frère l'homme et son frère la femme. J'en ai pris ainsi à la main, des petits canards, je n'ai plus eu qu'à leur tordre le cou, parce qu'ils s'approchaient avec leur fraternité, parce qu'ils essayaient de comprendre ce que je faisais, moi leur frère, à couper ma croûte de fromage en y rajoutant de l'oignon. Frère des canards, voilà notre vrai titre, car cette petite tête qu'ils plongent dans la vase pour barboter têtard et salamandre, quand ils la dressent vers l'homme toute mordorée et bleue, elle n'est plus que propreté, intelligence et tendresse — immangeable d'ailleurs, la cervelle exceptée... Moi, je me charge de leur apprendre à pleurer, à des têtes de canard !... Électre n'a donc pas poussé Oreste ! Ce qui fait que tout ce qu'elle dit est légitime, tout ce qu'elle entreprend sans conteste. Elle est la vérité sans résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans mèche. De sorte que si elle tue, comme cela menace, toute paix et tout bonheur autour d'elle, c'est parce qu'elle a raison ! C'est que si l'âme d'une fille, par le plus beau soleil, se sent un point d'angoisse, si elle renifle, dans les fêtes et les siècles les plus splendides une fuite de mauvais gaz, elle doit y aller, la jeune fille est la ménagère de la vérité, elle doit y aller jusqu'à ce que le monde pète et craque dans les fondements des fondements et les générations des générations, dussent mille innocents mourir la mort des innocents pour laisser le coupable arriver à sa vie de coupable ! Regardez les deux innocents. C'est ce qui va être le fruit de leurs noces : remettre à la vie pour le monde et les âges un crime déjà périmé et dont le châtiment lui-même sera un pire crime. Comme ils ont raison de dormir pendant cette heure qu'ils ont encore ! Laissons-les. Moi je vais faire un tour. Je les réveillerais. J'éternue toujours trois fois quand la lune prend sa hauteur, et éternuer dans ses mains c'est prendre un risque effroyable. Mais vous tous qui restez, taisez-vous, inclinez-vous ! C'est le premier repos d'Électre !... c'est le dernier repos d'Oreste !

Rideau.

 

La soirée s'est achevée avec la reconnaissance d'Oreste par Clytemnestre. Désormais tout dort dans Argos et ce sont les personnages non directement impliqués dans l'action qui passent au premier plan : durant la scène précédente, les Euménides ont rejoué la rencontre de la mère et du fils en en soulignant l'agressivité latente. À présent, c'est le Mendiant qui prend la parole : tout en contemplant le frère et la sœur endormis, il s'interroge sur ce que peut signifier l'affrontement entre Électre et Clytemnestre.

 

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« Malgré son apparence inoffensive et sa présence discrète, le Mendiant occupe une place qui lui permet de tout voiret de tout savoir. La reconstitution des faits.

Après l'affrontement des deux femmes, le Mendiant cherche à déterminer laquelle desdeux a raison : « C'est l'histoire de ce poussé ou pas poussé que je voudrais tirer au clair».

C'est à partir des images, non en écoutant les propos des deux parties, que le Mendiant enquêteur entend conclure.

Il restitue lascène au présent, comme s'il la vivait, invitant le public à profiter de ce spectacle inédit avec le ton d'unbonimenteur : « Regardez-la», « On voit l'histoire comme si l'on y était».

Le réalisme de sa description est renforcé par les verbes de vision (« Regardez », « On voit», «Voyez », « Regardez »), les présents ( « elle tient son frère endormi», «Elle tient Électre », «elle tient le bébé»).

L'action est rapide et les phrases courtes se succèdent : «ses yeux le tirent, et il bascule.

». L'établissement d'hypothèses.

Parallèlement à l'effort pour restituer la scène, l'accent est mis sur la nécessité dedéchiffrer les apparences («ressemblance, ressemble»).

Le Mendiant envisage à chaque fois deux possibilités, soulignées par les expressions « ou », « soit que » : «pour qu'il ne s'égratigne pas à la broche ou qu'il ne la lui enfonce pas dans la peau...», etc. La conclusion.

Le Mendiant part d'une hypothèse préalable («Moi je ne crois pas qu'elle ait poussé») et aboutit à sa confirmation après avoir procédé à l'examen visionnaire des faits.

Son discours est rythmé par la succession de seshésitations ( « ou ») et de ses certitudes ( «évidemment», « sans conteste»).

L'argumentation est serrée, comme en témoigne l'abondance des liens logiques ( «donc», « de sorte que», « car», «parce que»), des comparaisons ( « tandis que», « ressemble», « comme»), des propositions hypothétiques ( «si»). Le regard du Mendiant correspond au point de vue extérieur d'un témoin.

Mais il arrive aussi qu'il plonge dansl'intériorité des personnages, comme s'il avait le point de vue omniscient de l'auteur («Mais elle est égoïste »).

Par exemple, il se met à la place de l'enfant émerveillé et naïf qu'était le petit Oreste ( «Et l'enfant voit le chat blanc, c'est magnifique, un chat blanc, c'est de la vie blanche, c'est du poil blanc») ; ou encore, il rapporte la pensée de la mère, dont il restitue la brutalité supposée en utilisant le style direct : « Qu'elle se casse la gueule, la petite Électre, pourvu que vive et soit intact le fils du roi des rois ! »).

Mais il passe plus rapidement sur un détail essentiel, la préférence cachée de la mère pour sa fille : «Pour elle la femme compte autant que l'homme [...] et elle garde Électre ».

Selon lui, l'amour de Clytemnestre pour Electre n'est qu'une preuve supplémentaire de son «égoïsme» terre à terre : «ventre», elle ne peut compatir que pour un «ventre». Considérations philosophiques Tandis que le Mendiant mène l'enquête, il contemple le frère et la soeur endormis : c'est l'occasion pour lui deréfléchir sur le sentiment de fraternité, qui joue une place déterminante dans le comportement d'Électre. Une fraternité ambiguë.

Annonçant la scène où Électre, dans son désir de justice universelle, étend sa sympathie àl'ensemble du peuple d'Argos puis à la terre entière (II, 8), le mendiant s'exprime sur la façon dont il conçoit lafraternité, prenant pour exemple, avec un mélange de dérision, de tendresse et de cruauté, la fraternité descanards.

Sa description, qui insiste sur les malentendus et les tromperies que cache tout mouvement de sympathie,est une manière détournée de qualifier l'amour fraternel d'Électre : le lien qu'elle impose à Oreste conduira celui-ci àsa perte.

Par sa dureté lucide et son cynisme prosaïque ( «Moi, je me charge de leur apprendre à pleure i; à des têtes de canard!...»), le discours du Mendiant s'oppose par avance à la naïveté, au sentiment cosmique de fraternité universelle qu'exprimera le jardinier, dans l'intermède qui suit cette scène. Une parole oraculaire.

Au terme de ses réflexions, le mendiant conclut à l'innocence d'Électre (« Électre n'a donc pas poussé Oreste ! ») ; avec un enthousiasme burlesque, jouant sur la proximité du nom d'Électre avec l'électricité, il transforme la jeune fille en allégorie de la vérité et de la pureté («Elle est la vérité sans résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans mèche»).

On glisse alors insensiblement de la réflexion sur la nature d'Électre à la prédiction de son avenir proche (« C'est ce qui va être le fruit de leur noces », « le châtiment lui-même sera un pire crime»).

La parole du Mendiant devient solennelle (« c'est parce qu'elle a raison ! »), voire emphatique ( « les fondements des fondements », « les générations des générations», « mille innocents»), pour affirmer avec force ( «elle doit y aller») l'absolue nécessité de sa mission. (CONCLUSION) Ce monologue présente les caractères d'une enquête qui donnent le ton du second acte de la pièce : au matin,grâce au songe qu'a eu Électre pendant son sommeil, le crime d'Agamemnon cesse d'être ignoré par lesprotagonistes et l'action s'organise autour de la recherche des coupables. Le discours du Mendiant, qui mêle constamment l'emphase de l'accusation policière ou de la prophétie et le style dela conversation familière, est un bon exemple de la façon dont Giraudoux renouvelle, avec irrespect et fantaisie, laTragédie antique.. »

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