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Giraudoux, "Electre", Entracte: Lamento du jardinier

Publié le 06/10/2010

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Évidemment, il n'était pas très gai, cette nuit, mon jardin. Comme petite fête, on peut s'en souvenir. J'avais beau faire parfois comme si Électre était près de moi, lui parler, lui dire : Entrez, Électre! Avez-vous froid, Électre? Rien ne s'y trompait, pas même le chien, je ne parle pas de moi-même. Il nous a promis une mariée, pensait le chien, et il nous amène un mot. Mon maître s'est marié à un mot; il a mis son vêtement blanc, celui sur lequel mes pattes marquent, qui m'empêche de le caresser, pour se marier à un mot. Il donne du sirop d'oranges à un mot. Il me reproche d'aboyer à des ombres, à de vraies ombres, qui n'existent pas, et lui le voilà qui essaie d'embrasser un mot. Et je ne me suis pas étendu : me coucher avec un mot, c'était au-dessus de mes forces... On peut parler, avec un mot, et c'est tout I... Mais assis comme moi dans ce jardin où tout divague un peu la nuit, où la lune s'occupe au cadran solaire, où la chouette aveuglée, au lieu de boire au ruisseau, boit à l'allée de ciment, vous auriez compris ce que j'ai compris, à savoir : la vérité. Vous auriez compris le jour où vos parents mouraient, que vos parents naissaient; le jour où vous étiez ruiné, que vous étiez riche; où votre enfant était ingrat, qu'il était la reconnaissance même; où vous étiez abandonné, que le monde entier se précipitait sur vous, dans l'élan et la tendresse. C'est justement ce qui m'arrivait dans ce faubourg vide et muet. Ils se ruaient vers moi, tous ces arbres pétrifiés, ces collines immobiles. Et tout cela s'applique à la pièce. Sûrement on ne peut dire qu'Électre soit l'amour même pour Clytemnestre. Mais encore faut-il distinguer. Elle se cherche une mère, Électre. Elle se ferait une mère du premier être venu. Elle m'épousait parce qu'elle sentait que j'étais le seul homme, absolument le seul, qui pouvait être une sorte de mère. Et d'ailleurs je ne suis pas le seul. Il y a des hommes qui seraient enchantés de porter neuf mois, s'il le fallait, pour avoir des filles. Tous les hommes. Neuf mois c'est un peu long, mais de porter une semaine, un jour, pas un homme qui n'en soit fier. Il se peut qu'à chercher ainsi sa mère dans sa mère elle soit obligée de lui ouvrir la poitrine, mais chez les rois c'est plutôt théorique. On réussit chez les rois les expériences qui ne réussissent jamais chez les humbles, la haine pure, la colère pure. C'est toujours de la pureté. C'est cela que c'est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides : de la pureté, c'est-à-dire en somme de l'innocence. Je ne sais si vous êtes comme moi; mais moi, dans la Tragédie, la pharaonne qui se suicide me dit espoir, le maréchal qui trahit me 35 dit foi, le duc qui assassine me dit tendresse. C'est une entreprise d'amour, la cruauté.., pardon, je veux dire la Tragédie. Voilà pourquoi je suis sûr, ce matin, que si je le demandais, le ciel m'approuverait, ferait un signe, qu'un miracle est tout prêt, qui vous montrerait inscrite sur le ciel et vous ferait répéter par l'écho ma devise de délaissé et de solitaire :Joie et Amour. Si vous voulez, je le lui demande. Je suis sûr comme je suis là qu'une voix d'en haut me répondrait, que résonateurs et amplificateurs et tonnerres de Dieu, Dieu, si je le réclame, les tient tout préparés, pour crier à mon commandement : Joie et Amour. Mais je vous conseille plutôt de ne pas le demander. D'abord par bienséance. Ce n'est pas dans le rôle d'un jardinier de réclamer de Dieu un orage, même de tendresse. Et puis, c'est tellement inutile. On sent tellement qu'en ce moment, et hier, et demain, et toujours, ils sont tous là-haut, autant qu'ils sont, et même s'il n'y en a qu'un, et même si cet un est absent, prêts à crier joie et amour.

C'est tellement plus digne d'un homme de croire les dieux sur parole — sur parole est un euphémisme —, sans les obliger à accentuer, à s'engager, à créer entre les uns et les autres des obligations de créancier à débiteur. Moi ça toujours été les silences qui me convainquent...

Oui, je leur demande de ne pas crier joie et amour, n'est-ce pas? S'ils y tiennent absolument, qu'ils crient. Mais je les conjure plutôt, je vous conjure, Dieu, comme preuve de votre affection, de votre voix, de vos cris, de faire un silence, une seconde de votre silence.... C'est tellement plus probant. Écoutez... Merci.

 

Pendant que le Mendiant méditait sur les noces incestueuses d'Oreste et d'Electre, le jardinier s'est morfondu dans son jardin, où il a vécu, au lieu d'une nuit de noces, une nuit de veille sous la lune. Au petit jour; il fait le point sur ses réflexions nocturnes.

 

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« Tragédie : si Électre rejette sa mère, c'est parce qu'elle «se cherche une mère»; de même, la Tragédie, dans sa cruauté même, a une finalité qui n'est autre que l'amour; il termine son monologue en appliquant ce principe à lui-même : du fait de sa situation de délaissé et desolitaire, il a pour devise «joie et amour».

Dans ce Lamento, le jardinier, tour à tour naïf et ironique, devient le porte-parole de l'auteur.

Tandis que le Mendiant déchiffre les signes du destin en train de s'accomplir, luidévoile plutôt, en la transgressant, l'illusion dramatique en train d'opérer sur les spectateurs. Un chant de solitude Redonnant tout son sens au mot « monologue » (discours d'un seul), Giraudoux choisit ici de souligner la solitudeamoureuse et morale de ce personnage secondaire, rejeté hors de la scène et de l'histoire. Un lamento en demi-teinte.

Le monologue du jardinier reflète l'esthétique giralducienne du mélange des genres.

Il est caractérisé par son lyrisme (terme qui désigne « un air triste et plaintif, un chant de douleur» - Petit Robert),mais en même temps, contrairement à ce que semble indiquer le titre de ce texte (Lamento, c'est-à-dire « lamentation »), le personnage ne se plaint pas vraiment.

Le caractère pathétique de la situation est atténué par lestyle oral et familier employé par le jardinier : propos imaginaires rapportés au style direct sans guillemets :(«Entrez, Electre! Avez-vous froid Electre? [...] Il nous a promis une mariée, pensait le chien [...] embrasser unmot»); simplicité du discours (phrases courtes, même structure grammaticale «le jour où [...] que») et du vocabulaire («gai, petite fête»); considérations terre-à-terre sur le vêtement, le sirop d'oranges et le chien. Renouvellement du lyrisme amoureux.

À l'emphase et aux plaintes du monologue tragique classique, centré sur le moisouffrant, Giraudoux préfère un lyrisme détourné et une poésie de l'absence délicate et musicale qui joue sur lepouvoir des mots ( «Mon maître s'est marié à un mot [...] Le voilà qui essaie d'embrasser un mot»).

C'est pourquoi, la répétition de certaines formules (répétition de «Joie et Amour») prend une dimension incantatoire.

Le jardinier-poète, nouvel Orphée privé de son Eurydice (allusions au «froid», aux «ombres», à celui qui veut «embrasser un mot») la ressuscite un instant, grâce à la magie de la parole théâtrale, dans un dialogue fictif («Entrez, Electre! Avez-vous froid Électre? ») et fait imaginairement parler son chien, dans un procédé de mise en abyme dérisoire. Un personnage « hors-jeu».

Avant de sortir définitivement de la scène (puisque contrairement au Mendiant, quiassistera au dénouement, il est absent dans le second acte), le jardinier est progressivement repoussé dans lesmarges du texte théâtral.

Il occupe un espace habituellement vide, celui de l'entracte.

Comme le Mendiant, maisavec une position plus extérieure, le jardinier commente la tragédie : «Moi, je ne suis plus dans le jeu.

C'est pour cela que je suis venu vous dire ce que la pièce ne pourra vous dire.

».

Déjà, dans le premier acte, il occupait une position marginale, vivant à l'extérieur du palais, dans ce que Clytemnestre appelle un « terrain vague»; fiancé rejeté à cause de son humble condition, il n'a désormais plus de raison d'être. Un regard critique Au moment de disparaître, le jardinier acquiert une sorte d'ubiquité : son regard critique prend alors pour cible lescoulisses de la tragédie, mais aussi les spectateurs et le comportement des autres personnages.

En lui, la voix dudramaturge se confond avec celle du philosophe. Critique de la tragédie.

Le jardinier adopte un point de vue extérieur à la pièce qu'il commente ( « ce que la pièce ne pourra vous dire», «Et tout cela s'applique à la pièce») et se met à la place du spectateur ( «Mais assis comme moi », «Je ne sais si vous êtes comme moi»).

Il entre comme un démiurge dans la conscience des personnages ( «Elle se cherche une mère, Électre.

Elle se ferait une mère du premier être venu »), dans des phrases brèves et juxtaposées, parfois anaphoriques («Elle»), qui miment une complicité avec les spectateurs et ont l'apparence de la spontanéité : « C'est une entreprise d'amour; la cruauté...

pardon, je veux dire la Tragédie».

Son discours théorique, d'une généralité extrême («Il y a des hommes», «Tous les hommes», « chez les rois, c'est plutôt théorique», «la Tragédie» avec une majuscule) est tout à la fois didactique et sentencieux, et plein des maladresses de l'oralité : « C'est cela que c'est, la Tragédie [...] c'est-à-dire en somme de l'innocence». Un discours philosophique.

Dans un élargissement de la vision tragique, le jardinier analyse le théâtre du monde etles rapports complexes entre l'humain et le divin.

Le jardin est le lieu d'une révélation évoquée sur le mode poétique,avec un style qui tranche sur le reste des propos familiers et plutôt prosaïques : «Mais assis comme moi dans ce jardin où tout divague un peu la nuit, où la lune s'occupe au cadran solaire, où la chouette aveuglée, au lieu deboire au ruisseau, boit à l'allée de ciment, vous auriez compris ce que j'ai compris, à savoir : la vérité». Le poète de la nature se transforme en prophète inspiré par les dieux ( «si je le demandais, le ciel m'approuverait», «une voix d'en haut me répondrait»).

Il joue sur la réversibilité des couples antithétiques (mort/naissance, pauvreté/richesse, ingratitude/reconnaissance, solitude/présence du monde, mère/homme) et atteint les limites duparadoxe : « C'est cela que c'est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides : de la pureté, c'est-à-dire en somme de l'innocence».

En filigrane de cette définition énigmatique, on peut voir, dans la proximité des mots pureté et purification, une allusion à la vertu cathartique de la tragédie (la catharsis signifie «purgation », en grec.

Pour le philosophe Aristote, la tragédie a la capacité de purger les passions des spectateurs, en les représentant surscène).. »

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