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Giraudoux, Électre: Extrait de l'Acte I, scène 8

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

 

ÉLECTRE. - C'est justement ce que je ne peux supporter d'elle, qu'elle m'ait mise au monde. C'est là ma honte. Il me semble que par elle je suis entrée dans la vie d'une façon équivoque et que sa maternité n'est qu'une complicité qui nous lie. J'aime tout ce qui, dans ma naissance, revient à mon père. J'aime comme il s'est dévêtu, de son beau vêtement de noces, comme il s'est couché, comme tout d'un coup pour m'engendrer il est sorti de ses pensées et de son corps même. J'aime à ses yeux son cerne de futur père, j'aime cette surprise qui remua son corps le jour où je suis née, à peine perceptible, mais d'où je me sens issue plus que des souffrances et des efforts de ma mère. Je suis née de sa nuit de profond sommeil, de sa maigreur de neuf mois, des consolations qu'il prit avec d'autres femmes pendant que ma mère me portait, du sourire paternel qui suivit ma naissance. Tout ce qui est de cette naissance du côté de ma mère, je le hais.
ORESTE. - Pourquoi détestes-tu les femmes à ce point ?
ÉLECTRE. - Ce n'est pas que je déteste les femmes, c'est que je déteste ma mère. Et ce n'est pas que je déteste les hommes, je déteste Égisthe.
ORESTE. - Mais pourquoi les hais-tu ?
ÉLECTRE. —Je ne le sais pas encore. Je sais seulement que c'est la même haine. C'est pour cela qu'elle est si lourde, pour cela que j'étouffe. Que de fois j'ai essayé de découvrir que je haïssais chacun d'une haine spéciale. Deux petites haines, cela peut se porter encore dans la vie. C'est comme les chagrins. L'un équilibre l'autre. J'essayais de croire que je haïssais ma mère parce qu'elle t'avait laissé tomber enfant, Égisthe parce qu'il te dérobait ton trône. C'était faux. En fait j'avais pitié de cette grande reine, qui dominait le monde, et soudain, terrifiée, humble, échappait un enfant comme une aïeule hémiplégigue. J'avais pitié de cet Égisthe, cruel, tyran, et dont le destin était de mourir un jour misérablement sous tes coups... Tous les motifs que je trouvais de les haïr me les laissaient au contraire humains, pitoyables, mais dès que les haines de détail avaient bien lavé, paré, rehaussé ces deux êtres, au moment où vis-à-vis d'eux je me retrouvais douce, obéissante, une vague plus lourde et plus chargée de haine commune s'abattait à nouveau sur eux. Je les hais d'une haine qui n'est pas à moi.


Giraudoux, Électre, Le Livre de Poche ©Bernard Grasset, 1937, p. 56-57.

 

« Chez un être aussi entier et passionné qu'Électre, la haine est aussi absolue que l'amour.

Elle porte, nous dit-elle, àsa mère et au régent une même exécration.

Cette haine serait monstrueuse si elle n'était pas « inspirée » par ledestin, en raison de la culpabilité, qu'Électre ignore encore mais pressent obscurément, de ces deux personnages. Deux étrangers pour Électre Si l'on admet que dans l'amour, deux êtres se fondent en un seul, inversement la haine nous fait voir l'autre commeabsolument étranger à nous-mêmes, absolument autre, précisément.

C'est exactement le sentiment qu'éprouveÉlectre vis-à-vis de sa mère : elle déplore d'être sa « complice » par le simple fait de sa naissance.

Son associationbiologique avec cette femme qu'elle hait lui apparaît comme un lien « équivoque », presque malhonnête.

Lesadjectifs démonstratifs qu'elle utilise pour parler de « cette grande reine » et de « cet Égisthe, cruel, tyran», sontdes signes de mépris, qui mettent à distance les deux personnages.

Elle ne peut les voir que de loin, de l'extérieur. Une haine inspirée À plusieurs reprises, au cours de ce passage et de toute la scène 8, Oreste demande à sa soeur la raison d'unehaine aussi féroce.

Électre avoue qu'elle «ne le sai[t] pas encore ».

Ce dernier mot est important : la princessepressent qu'elle va bientôt découvrir les causes profondes de ce sentiment.

En fait, Oreste, par ses questionsrépétées, oblige sa soeur à opérer une véritable « analyse » de ses émotions vis-à-vis de Clytemnestre et d'Égisthe.On la voit, au cours de cette deuxième tirade, éliminer les causes matérielles, superficielles, de son animosité vis-à-vis des deux personnages.

Peu à peu, elle prend conscience de deux caractéristiques de sa haine : d'une partClytemnestre et Égisthe sont entièrement confondus dans la même détestation.

D'autre part, cette haine « n'estpas à [Électre] »: elle provient d'une source plus puissante que le coeur de la jeune fille.

C'est une haine inspirée. Que nous révèlent ces deux traits ? C'est une prémonition de l'avenir.

Électre est une sorte de medium, d'instrument de la vengeance des dieux.

Si elle confond Clytemnestre et Égisthe dans la même haine, c'est parcequ'elle voit confusément — au sens où l'on parle de « voyance » — qu'ils partagent une responsabilité communedans la mort de son père.

Mais cette vision est encore trouble, inconsciente.

D'autre part, la haine qu'elle porte enelle est impersonnelle : c'est la colère des dieux, dont elle se fait le réceptacle humain, ce qui nous laisse devinerque les dieux — ou le Destin, ce qui revient ici au même — l'ont élue pour être leur instrument. Contrairement aux autres personnages de la pièce — à l'exception peut-être du Jardinier, qui comme elle est un êtrepur — Électre apparaît taillée d'une seule pièce.

Elle ne transige pas, n'hésite pas.

Le doute ne l'effleure pas,concernant la légitimité de ses sentiments, que ce soit l'amour ou la haine.

Elle se fie aveuglément à une sorte d'«instinct du cœur » qu'elle considère comme infaillible.. »

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