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Henri Michaux, "La Jetée"

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Depuis un mois que j'habitais Honfleur, je n'avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre. Mais hier soir, lassé d'un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu'à la mer. Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait profondément. Un murmure vint de droite. C'était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui regardait la mer. « A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j'y ai mis depuis des années.« Il se mit à tirer en se servant de poulies. Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d'autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s'habillent plus. Et chaque être ou chaque chose qu'il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son regard s'éteignait, il poussait ça derrière lui. Nous remplîmes ainsi toute l'estacade1. Ce qu'il y avait, je ne m'en souviens pas au juste, car je n'ai pas de mémoire mais visiblement ce n'était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu'il espérait retrouver et qui s'était fané. Alors, il se mit à rejeter tout à la mer. Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait. Un dernier débris qu'il poussait l'entraîna lui-même. Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me le demande. 1. estacade : digue, jetée.

 

“ J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie. ” Le parcours solitaire d’un voyageur du monde, dont il fait le tour dans les années 20 (Ecuador), et d’un explorateur du lointain intérieur (L’Espace du dedans, La Nuit remue) et de l’inconscient sous l’emprise de stupéfiants (Misérable miracle). Poète et peintre surréaliste en marge du mouvement, il bâtit une œuvre solitaire et unique qui expérimente “ l’espace intérieur du monde ”.

 

« La nostalgie de la jeunesse] L'image de la jeunesse, qui émerge du bric-à-brac que le vieil homme tire de la mer, est très positive.

Lajeunesse, c'est à la fois la quantité des rencontres et des possessions, et leur beauté.

L'« abondance » se litdans les pluriels (« des capitaines », « des caisses », « des femmes », l.

12-14), mais aussi dans l'hyperbole («tout ce que j'y ai mis »).

Il faut également noter que le paragraphe consacré à l'énumération des plaisirs de lajeunesse est beaucoup plus long que les autres.

Quant à la beauté, elle se devine dans la récurrence destermes mélioratifs (« grand uniforme », « choses précieuses », « habillées richement », l.

12-14).

La jeunesseest donc une sorte d'âge d'or que le vieillard voudrait retrouver, en vain. A. La vieillesse, ou les espoirs déçus] En effet, alors que le vieillard pêche les trésors de sa jeunesse avec l'espoir de retrouver les plaisirs auxquelsils étaient associés, chacun de ses espoirs est déçu.

Cette déception se lit dans une série d'antithèses (« il leregardait attentivement avec grand espoir », l.

15, vs.

« tandis que son regard s'éteignait », l.

16 ; « ilespérait retrouver », l.

19, vs.

« quelque chose en tout était perdu », l.

19).

Tous les trésors sont démodés :ce sont des valeurs qui n'ont plus cours (« d'autres âges », « mais comme elles ne s'habillent plus », l.

12-14). La vanité de l'espoir dit vieil homme se fait entendre dans l'écho entre les deux phrases qui encadrent leparagraphe consacré à la jeunesse (« Il se mit à tirer en se servant de poulies », l.

10, « Alors, il se mit àrejeter tout à la mer », l.

20).

La répétition du verbe, l'allitération en [t] et l'égalité du nombre de syllabes(chaque phrase compte treize syllabes) oblige le lecteur à lier ces deux moments : le désespoir, lerenoncement est d'autant plus violent qu'il contraste avec l'espoir. B. La mort] C. Dès lors le vieil homme, dépouillé, n'a plus qu'à mourir.

Ce sont les espoirs déçus qui le tuent alors les objetsdeviennent sujets des verbes d'ac tion (« Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait », l.

21, « Un dernier débris qu'il poussait l'entraîna lui-même », l.

22).

La métaphore du « ruban » pour décrire la jeunesse quidisparaît définitivement n'est d'ailleurs pas sans évoquer les Parques qui filent le fil de l'existence.

Le ruban tombecomme s'il avait été coupé, et la mort s'empare du vieil homme.

La parole poétique peine alors à se déployer.

Aulong paragraphe consacré à la jeunesse succèdent quatre phrases qui constituent quatre paragraphes très brefs,comme si le blanc de la feuille — le silence du poète — se faisait plus menaçant.

La mort du double du poète seraitl'expression d'une angoisse intime, la peur de mourir sans avoir pleinement vécu, la peur de disparaître et de setaire. [Conclusion partielle] Ainsi, dans les hallucinations de la fièvre, le poète laisse libre expression à ses angoisses : peur de ne pas profiter del'instant présent, d'anéantir le plaisir en voulant le préserver pour l'avenir, peur de la mort, peur du silence.

Le «vous » qui apparaît dans la dernière partie du poème enjoint le lecteur à se reconnaître à son tour dans ce vieillardsans espoir. [Conclusion] Henri Michaux fait de « La jetée », poème en prose extrait de L'Espace du dedans, un récit fantasmatique dans lequel il mêle l'espace du dehors et l'espace du dedans, dans lequel il confond lui-même avec un autre libéré detoutes contraintes, il dévoile ses craintes les plus secrètes et exprime une anxiété universelle face à la mort, siuniverselle qu'elle s'exprimait déjà dans des sonnets, comme « Je n'ai plus que les os...

» de Ronsard.

Au-delà de larévolution poétique, un dialogue s'instaure entre les poètes.. »

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