HUGO: Préface de Cromwell
Publié le 24/09/2010
Extrait du document
C'est alors que, l'œil fixé sur des événements tout à la fois risibles et formidables, et sous l'influence de cet esprit de mélancolie chrétienne et de critique philosophique que nous observions tout à l'heure, la poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d'un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel. Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l'ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d'autres termes, le corps à l'âme, la bête à l'esprit ; car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient. Ainsi voilà un principe étranger à l'antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et, comme une condition de plus dans l'être modifie l'être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l'art. Ce type, c'est le grotesque. Cette forme, c'est la comédie. Et ici, qu'il nous soit permis d'insister ; car nous venons d'indiquer le trait caractéristique, la différence fondamentale qui sépare, à notre avis, l'art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte, ou, pour nous servir de mots plus vagues, mais plus accrédités, la littérature romantique de la littérature classique. – Enfin ! vont dire ici les gens qui, depuis quelque temps nous voient venir, nous vous tenons ! vous voilà pris sur le fait ! Donc, vous faites du laid un type d'imitation, du grotesque un élément de l'art ! Mais les grâces... mais le bon goût... Ne savez-vous pas que l'art doit rectifier la nature ? qu'il faut l'anoblir ? qu'il faut choisir ? Les anciens ont-ils jamais mis en œuvre le laid et le grotesque ? ont-ils jamais mêlé la comédie à la tragédie ? L'exemple des anciens, messieurs ! D'ailleurs, Aristote... D'ailleurs, Boileau... D'ailleurs, La Harpe. – En vérité ! Ces arguments sont solides, sans doute, et surtout d'une rare nouveauté. Mais notre rôle n'est pas d'y répondre. Nous ne bâtissons pas ici de système, parce que Dieu nous garde des systèmes. Nous constatons un fait. Nous sommes historien et non critique. Que ce fait plaise ou déplaise, peu importe ! il est. – Revenons donc, et essayons de faire voir que c'est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bien opposé en cela à l'uniforme simplicité du génie antique ; montrons que c’est de là qu'il faut partir pour établir la différence radicale et réelle des deux littératures.
• Selon Hugo, la poésie romantique se situe au confluent de deux démarches, la méditation chrétienne et la réflexion philosophique : «sous l'influence de cet esprit de mélancolie chrétienne et de critique philosophique « (l. 2). En effet, pour l'auteur, la poésie s'avère profondément liée à l'esprit religieux (« le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie «, l. 11) et elle doit ouvrir d'autres champs au progrès humain en devenant philosophique.
I. Questions
1. Qu'est-ce qui, selon Hugo, caractérise la poésie romantique? Relevez des citations et expliquez-les en montrant quelles figures de rhétorique elles exploitent. 2. Précisez la définition du grotesque selon Hugo. 3. Définissez les procédés rhétoriques qui permettent à l'auteur de donner une vision élogieuse de sa théorie. 4. Quels sont les arguments de ses adversaires? Comment s'exerce l'ironie du poète?
N. B.: Vous rédigerez toutes vos réponses.
II. Travaux d'écriture
1. Dans cet extrait, Hugo dit adopter une position d'historien. En quoi l'artiste est-il, selon vous, soumis aux données de l'histoire ? Vous produirez une argumentation nourrie d'exemples et rédigée en au moins une page. 2. Le poète affirme : « Le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. « Expliquez et critiquez cette assertion en un paragraphe. 3. De nos jours, certains critiquent l'utilisation abusive que les jeunes gens font de leur ordinateur, sous prétexte que l'informatique inhibe la création. Placez-vous dans la position d'historien choisie par Hugo pour réfuter (ou confirmer) ce point de vue en une vingtaine de lignes.
«
L'originalité de la poésie romantique consiste donc à ne plus sélectionner ce qui lui paraît correspondre à laconception du beau idéal alors que, dans l'esprit des classiques, il fallait imiter la «belle nature » : « Ainsi voilà unprincipe étranger à l'Antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie,' et, comme une condition de plus dansl'être modifie l'être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l'art.
Ce type, c'est le grotesque.Cette forme, c'est la comédie » (l.
13 à 17).
Question 2: Précisez la définition du grotesque selon Hugo.
Hugo définit le grotesque comme la caractéristique de l'art moderne, qui, lui, s'intéresse à la totalité et ne sacrifiepas le corps à l'âme : « Ce type, c'est le grotesque.
Cette forme, c'est la comédie » (l.
16).
Est grotesque ce qui nese conforme pas aux théories classiques mais ce qui, par la même occasion, permet de les compléter pour faire vivrel'art.Dans le texte, le contenu du grotesque relève de la comédie — ce qui peut prêter à rire parce que non conformeaux représentations traditionnelles.
En outre, le grotesque désigne aussi ce qui surprend ou inquiète, parce queinsolite et étrange.
En témoigne la première phrase du texte : «C'est alors que, l'oeil fixé sur des événements tout àla fois risibles et formidables...
» (l.
1).
Ici, FORMIDABLE signifie « redoutable, terrifiant ».Le grotesque a pour fonction non pas d'exclure l'idéal mais de le compléter pour lui donner son sens véritable, qui nepeut se saisir, selon Hugo, qu'à la faveur d'un processus dialectique, englobant le pour et le contre, le laid et lebeau, etc.
: «Revenons donc, et essayons de faire voir que c'est de la féconde union du type grotesque au typesublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bienopposé en cela à l'uniforme simplicité du génie antique; montrons que c'est de là qu'il faut partir pour établir ladifférence radicale et réelle des deux littératures » (l.
40 à 47).
Question 3: Définissez les procédés rhétoriques qui permettent à l'auteur de donner une vision élogieusede sa théorie.
• Pour grandir sa représentation de la poésie romantique, Hugo utilise deux procédés rhétoriques, intimement liés àsa propre théorie : la personnification et l'hyperbole.
Personnifiée dans le texte, la poésie romantique est vivante, àl'inverse de la poésie classique, « la forme actuelle de la forme morte » (l.
21).
Dans la dernière phrase, nousretrouvons une autre métaphore qui exploite cette thématique du vivant : « c'est de la féconde union du typegrotesque au type sublime que naît le génie ».
En outre, le génie, lui aussi, se trouve personnifié.La grande innovation apportée par la poésie dramatique apparaît au travers du bouleversement hyperboliqueenvisagé par Hugo : « la poésie fera un grand pas, un pas décisif un pas qui, pareil à la secousse d'un tremblementde terre, changera toute la face du monde intellectuel » (l.
4 à 7).
Cet élargissement des perspectives rend comptede l'ampleur d'un phénomène qui bouleverse toutes les anciennes théories, incite l'imagination à se développer etprend en compte la nécessaire ouverture cosmique de l'art.
Question 4: Quels sont les arguments de ses adversaires ? Comment s'exerce l'ironie du poète ?
• Logique avec sa vision du monde dialectique, Hugo met en scène sa conception du grotesque sous la forme d'undialogue qui intègre, et donc prévient, les critiques de ses adversaires — car ses théories romantiques firentscandale à son époque.
Les contradicteurs identifient, hâtivement, le grotesque au laid.Quelle est leur stratégie ? Les prétendus interlocuteurs objectent : «Mais les grâces...
mais le bon goût...
Ne savez-vous pas que l'art doit rectifier la nature? qu'il faut l'anoblir ? qu'il faut choisir ? » (l.
27 à 30).
Ils se fondent sur lesvaleurs implicitement reconnues comme telles jusqu'alors : les «grâces » et le « bon goût » constituent des repères,des postulats indémontrables à ne pas remettre en cause.
On ne pense pas par soi-même mais dans son rapport àce qui est admis en général.
Hugo sous-entend donc que la conception du canon, ou règle esthétique, répond aunon-examen d'un dogme moral non exprimé.Les contradicteurs exploitent la force argumentative des questions : ici, les pseudo-interrogations alimentent lapolémique tout en excluant l'échange fructueux des points de vue, comme en témoigne l'anaphore de « il faut ».Logiques avec eux-mêmes, ils produisent l'argument d'autorité en se référant aux Anciens et aux théoriciensclassiques, tel Boileau et La Harpe.
Là encore, le principe d'imitation s'impose et ils ne pensent pas par eux-mêmesmais en fonction d'une tradition.A cette stratégie de mauvaise foi s'oppose celle du poète : il ne répond pas directement.
Il se contente de montrercomment ses adversaires se conduisent.
L'ironie du poète est donc lisible au travers de son effacement relatif — carc'est bien lui qui dresse le portrait ridicule de ses interlocuteurs.
Elle apparaît aussi à travers l'antiphrase : « Cesarguments sont solides, sans doute, et surtout d'une rare nouveauté » (l.
35).
En fait, Hugo ne pense ni l'un nil'autre.
Ensuite, il laisse entendre que ses adversaires bâtissent des systèmes et ne sont pas dans le vrai : « Nousne bâtissons pas ici de système, parce que Dieu nous garde des systèmes » (l.
37).Il évacue la problématique en se situant sur un plan historique et prétend à l'objectivité.
Mais, ce faisant, lui aussireconstruit l'histoire, lui impose sa grille personnelle d'interprétation.
Travaux d'écriture
1.
Dans cet extrait, Hugo dit adopter une position d'historien.
En quoi l'artiste est-il, selon vous, soumisaux données de l'histoire? Vous produirez une argumentation nourrie d'exemples et rédigée en au moins.
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