Hugo, "Sonnez, sonnez toujours..." (Les Châtiments)
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée. Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée, Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité Sonnait de la trompette autour de la cité, Au premier tour qu'il fit, le roi se mit à rire ; Au second tour, riant toujours, il lui fit dire : "Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ?" A la troisième fois, l'arche allait en avant, Puis les trompettes, puis toute l'armée en marche, Et les petits enfants venaient cracher sur l'arche, Et, soufflant dans leur trompe, imitaient le clairon ; Au quatrième tour, bravant les fils d'Aaron, Entre les vieux créneaux tout brunis par la rouille, Les femmes s'asseyaient en filant leur quenouile, Et se moquaient, jetant des pierres aux Hébreux ; A la cinquième fois, sur ces murs ténébreux, Aveugles et boiteux vinrent, et leurs huées Raillaient le noir clairon sonnant sous les nuées ; A la sixième fois, sur sa tour de granit Si haute qu'au sommet l'aigle faisait son nid, Si dure que l'éclair l'eût en vain foudroyée, Le roi revint, riant à gorge déployée, Et cria : " Ces Hébreux sont bons musiciens ! " Autour du roi joyeux riaient tous les anciens Qui le soir sont assis au temple, et délibèrent. A la septième fois, les murailles tombèrent.
Présentation
— Victor Hugo, après la mort de sa fille Léopoldine (1843), s'intéresse beaucoup à la politique. Lors de la Révolution de 1848, il appuie chaleureusement la candidature à la Présidence de la République de Louis-Napoléon Bonaparte et brigue même le ministère de l'Instruction publique. Il en est écarté. Il entre alors dans l'opposition et se rapproche de la gauche. — Lors du coup d'État du 2 décembre 1851, il tente de s'y opposer, sans succès, doit s'exiler d'abord à Bruxelles puis à Jersey. — Il écrit alors plusieurs livres vengeurs contre le coup d'État et son auteur : L'Histoire d'un crime, Napoléon le Petit et, surtout, en vers, Les Châtiments, publiés en 1853. — Dans ce recueil, Hugo emploie tous les styles et tous les procédés pour stigmatiser l'action de Napoléon III. Il termine son oeuvre en annonçant un avenir lumineux et l'inexorabilité de la chute du régime détesté. Cette dernière section s'ouvre par la présentation de la puissance de la pensée.
Mouvement du texte Il est entièrement conçu pour un puissant effet de contraste entre l'inutilité apparente des six premiers tours et l'efficacité brutale du septième tour. Un premier vers invocatoire précise que cette scène ne doit pas seulement être lue
comme une narration mais aussi comme une démonstration du pouvoir effectif de la pensée qui sait persévérer. On a donc : A. Invocation à la pensée (v. 1). B. Les trompettes de Jéricho (v. 2 à 26): 1. Les six premiers tours (v. 2 à 25). Avec un mouvement d'élargissement : le premier tour utilise 1 vers, le second 2, le troisième 4 et ainsi de suite : a) Introduction (v. 2 à 4) ; b) Le premier tour (v. 5) ; c) Le deuxième tour (v. 6 et 7) ; d) Le troisième tour (v. 8 à 11) ; e) Le quatrième tour (v. 12 à 15) ; f) Le cinquième tour (v. 16 à 18) ; g) Le sixième tour (v. 19 à 25). 2. Le septième et dernier tour (v. 26).
«
f) Le cinquième tour (v.
16 à 18) ;g) Le sixième tour (v.
19 à 25).2.
Le septième et dernier tour (v.
26).
Éléments pour une analyse de détail— (v.
1) Le premier vers s'oppose à lui seul à tout le reste du poème.
La métaphore clairons de la pensée invited'emblée le lecteur à lire l'aventure de Josué en un sens symbolique : ce n'est pas le son produit qui abat lesmurailles de Jéricho (au sens où certaines chanteuses peuvent, parait-il, briser des verres ou du cristal en émettantune note aiguë) ; c'est la foi de Josué en la véracité des propos de l'Éternel dont son action apparemment insenséetémoigne : il accomplit exactement ce que l'Éternel lui a prescrit (cf.
Josué, 6, 2 à 5) ; l'Éternel à son tour accomplitsa promesse.
L'aventure de Josué montre donc la puissance d'une pensée à laquelle on croit fermement etobstinément malgré des apparences hostiles.
Dans l'optique qui l'occupe (contribuer à renverser Napoléon III, dontla puissance, comme celle du roi de Jéricho,repose sur des réalités matérielles), Victor Hugo en appelle donc à laforce insoupçonnée de la pensée tendue sans relâche vers un but : d'où l'adverbe toujours, et la répétition, dès ledébut du vers et donc du poème, de l'impératif : sonnez, sonnez toujours.— (v.
2) Quand.
La construction choisie par Hugo lui permet une certaine imprécision caractéristique des récits92légendaires, et surtout de planter le décor de sa scène dans des propositions subordonnées temporelles, gardant laprincipale pour le moment où commence véritablement l'action qu'il raconte.— (v.
2) Josué rêveur, la tête aux cieux dressée.
L'adjectif rêveur est mis en valeur par sa position à la coupe :Josué songe à la mission dont il est investi par l'Éternel, d'où son attitude : il tend tout son être vers les cieux.L'inversion plaçant le participe dressée en fin de vers le met en valeur.— (v.
3) Marchait.
Le verbe est mis en valeur par l'éloignement du sujet et surtout par sa position à la coupe duvers, nettement détaché entre deux virgules.
Cette action prend donc un sens solennel.— (v.
3) Prophète irrité.
L'expression pourrait très bien s'appliquer aussi à Victor Hugo dénonçant les crimes deNapoléon III.— (v.
4) Trompette.
Hugo emploie indifféremment trompette (v.
4, 9) et clairon (v.
1, 11, 18) afin d'éviter lesrépétitions.— (v.
5) Le roi se mit à rire.
Aussi bien au début (premier et deuxième tours) qu'à la fin (sixième tour), le roi deJéricho est présent en personne et se manifeste par son rire.
Sans doute faut-il y voir une allusion au rire méprisantde Napoléon III devant les attaques de Victor Hugo (qui inspira un autre poème des Châtiments, «l'Homme a ri»).C'est entre ces deux apparitions du roi que se déroule tout le reste de la scène.— (v.
6) Alexandrin ternaire (4 + 4 + 4), mettant en valeur le second groupe riant toujours (d'autant plus qu'il y aune rime intérieure tour, toujours).
Hugo brise volontiers la cadence classique de l'alexandrin avec césure àl'hémistiche (6 + 6) pour donner davantage de liberté à sa narration.
Il s'en vante par ailleurs (Réponse à un acted'accusation) en écrivant : «j'ai disloqué/ ce grand niais/d'alexandrin».— (v.
6) Il lui fit dire.
Remarquer que le roi ne s'abaisse pas jusqu'à parler lui-même à Josué.— (v.
7) Une allitération en v (renverser, ville, vent) donne à la phrase du roi une coloration particulière qui romptavec le caractère plus narratif de ce qui précède.— (v.
8) L'arche allait en avant.
Dans la Bible, les trompettes précèdent l'arche.
Ici Hugo s'est écarté de la lettre durécit biblique pour donner à la scène un effet d'élargissement : l'arche toute seule, puis les joueurs de trompette(sept dans
la Bible), puis toute l'armée ; et aussi pour montrer que ce sont les valeurs saintes qui guident ici les Hébreux :l'arche d'alliance en effet contient les Tables de la Loi.
Symboliquement lu, ce passage montre que,pour Hugo, c'estla Loi elle-même qui ordonne et précède toute action contre l'oppression.— (v.
9) Coupe très inhabituelle de ce vers : 5 + 7 syllabes ; ce qui rompt la monotonie du rythme de l'alexandrin etcontribue à l'effet d'élargissement noté plus haut (la seconde partie du vers est plus longue que la première).— (v.
10) Les petits enfants.
Ce sont les premiers spectateurs, les moins pourvus de raison.
Il y aura une gradation: les enfants (3e tour), les femmes (4e tour), les anciens qui font partie du conseil (6e tour) se moqueront à tour derôle de la ronde des Hébreux, et même ceux qui ne peuvent voir le spectacle ou qui ont du mal à s'y rendre :aveugles et boiteux (5e tour).
Hugo montre ainsi que sont progressivement gagnés par le désir de moquerie mêmeceux qui devraient le plus y résister.— (v.
10 et 11) L'action des enfants est puérile, mais c'est normal ; ils ne savent guère ce qu'ils font et s'amusentde leur jeu (imiter le clairoti) autant qu'ils manifestent leur hostilité (cracher sur l'arche).— (v.
12) Les fils d'Aaron.
Périphrase pour désigner les Hébreux.
Aaron, frère de Moïse, fut leur premier GrandPrêtre.
Cette périphrase insiste donc sur l'aspect religieux de la scène.
(Il faut faire la synérèse et prononcer Aa-ron: 2 syllabes .)— (v.
13) Les vieux créneaux tout brunis par la rouille.
Première indication descriptive concernant la ville.
Celle-ci nesera d'ailleurs évoquée que par la puissance de ses murailles puisqu'elles sont seules en cause dans cet épisode :vieux créneaux (v.
13) ; murs ténébreux (v.
16) ; tour de granit (v.
19) ; murailles (v.
26) ; Hugo insiste déjà surl'ancienneté des fortifications : la ville a toujours résisté aux assaillants, la patine du temps a pu jouer : tout brunispar la rouille.— (v.
14) En filant leur quenouille.
Cette occupation habituelle des femmes exercée ici sur les remparts soulignequ'elles se sentent parfaitement en sécurité.— (v: 15) Coupe irrégulière : 4 + 8 mettant l'accent sur le mot à la coupe : se moquaient.
Gradation dans l'action :les enfants crachaient ; les femmes jettent des pierres.94.
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