Devoir de Philosophie

LA BRUYÈRE Jean de : sa vie et son oeuvre

Publié le 08/01/2019

Extrait du document

LA BRUYÈRE Jean de (1645-1696). L’œuvre, déjà brève, de La Bruyère a souffert de l’usage pédagogique que l’on fit d’elle depuis l’Empire : dépecée dans des anthologies, émiettée en citations ornementales, elle n’a même plus droit à revêtir un sens puisque l’on admet souvent, avec Suard (1781), qu’il faut y «être moins frappé des pensées que du style ». Elle séduisit pourtant d’assez bons esprits, Vauvenargues, Sainte-Beuve, Flaubert, Proust, Gide, quelques autres aussi; notre temps est peut-être à même d’en goûter l’exquise qualité et, qui sait? la modernité.

Proust, qui imita La Bruyère dans les Plaisirs et les Jours, eût pu invoquer son exemple dans son Contre Sainte-Beuve, et la « nouvelle critique » eût dû mieux encore le servir : en effet, les Caractères sont presque un livre sans auteur, ou dont l’auteur est à peine un homme. Belle occasion de les examiner pour eux-mêmes et par eux-mêmes, sans donner dans les paralogismes des lectures biographiques.

 

Car la vie de La Bruyère est merveilleusement obscure. Hasard ou effet de sa discrétion, les traces de son passage sur terre sont rares et pauvres. Tenons-nous-en à ce qui est certain. Ni parisien ni, comme on le croyait, d’une vieille lignée bourgeoise et ligueuse, La Bruyère, issu de petits propriétaires fonciers du Perche, est baptisé à Paris en 1645. Rien ne prouve qu’il y vécut ni qu’il y étudia chez les oratoriens. Grâce à sa famille, il poursuit une lente ascension sociale : licencié en droit à Orléans (1665), il acquiert, en 1673, un office modeste à Caen; un héritage lui permet de vivre à Paris en petit rentier. De 1684 à 1687, il est sous-précepteur du duc de Bourbon, petit-fils du Grand Condé, qu’il suit à Chantilly, à la Cour ou au palais du Luxembourg. Son élève se mariant, La Bruyère cesse ses leçons mais reste attaché aux Condé en tant que « gentilhomme de M. le duc »; il vend son office, s’assure une situation financière indépendante et se décide à faire paraître (mars 1688) un livre prêt depuis longtemps, les Caractères. Grand succès, rééditions immédiates, articles de presse, compliments flatteurs (Bussy). Désormais, La Bruyère est l’homme de son livre, qu’il enrichit incessamment et sur lequel il compte pour entrer à l’Académie. Se succèdent les éditions revues, et surtout très augmentées : 4e éd. en 1689; 5e éd. en 1690; 6e éd. en 1691; 7e éd. en 1692; 8e éd. en 1694, et 9e éd. en 1696. Chaque fois, l’opinion salue ce livre où elle trouve une pensée dont elle loue la pénétration psychologique, la rigueur religieuse ou la vivacité satirique; elle y goûte aussi des portraits où elle veut reconnaître des contemporains (dès 1692 circulent des « clefs » manuscrites) et apprécie enfin un engagement de plus en plus âpre dans les débats du temps, affaires religieuses et politiques, paix et guerre, querelle des Anciens et des Modernes, etc. Protégé par les Condé, par Pontchartrain (ministre à partir de 1689), par les milieux dévots, et notamment par les Jésuites, il brigue un fauteuil académique, une première fois en vain (novembre 1691), une seconde fois, en mai 1693 : les pressions du pouvoir imposent alors cet « Ancien » à une Académie gagnée à la cause moderne. Le discours de réception de La Bruyère (15 juin 1693), violemment agressif à l’encontre des Modernes, provoque un petit scandale que La Bruyère aggrave en faisant imprimer seul son discours, que l’Académie voulait étouffer [voir Querelle des anciens et des modernes]. Le Mercure galant de Thomas Corneille et Fontenelle se déchaîne; en 1694, La Bruyère se venge dans sa huitième édition, qui offre son Discours assorti d’une venimeuse Préface. Couvert par le pouvoir, allié aux dévots, La Bruyère semblait décidé, en 1696, à s’illustrer par un autre livre que ses chers Caractères, il avait entrepris des Dialogues sur le quiétisme, où, solidaire de la Cour et de Bossuet, il attaquait la nouvelle spiritualité. La mort le surprend, à Versailles, dans l’hôtel des Condé (10-11 mai 1696). Quelques mots, bien brefs, de Saint-Simon, de Bossuet, de Claude Fleury expriment une vague sympathie. Puis le silence s’appesantit sur l’homme, et l’on ne parle plus que de l’auteur des Caractères que, pendant un demi-siècle, on va piller et plagier.

 

Cette vie est donc à peu près inconnue; mieux : nous n’y devinons rien que de très banal — une ambition sociale que La Bruyère partage avec toute la petite bourgeoisie, une ambition littéraire qu’une élection académique suffit à combler, une expérience humaine limitée (l'achat d’un office, le préceptorat, une charge chez les Condé, un conformisme politique et religieux, le labeur obscur de l'homme de lettres surtout). Plutôt que de romancer arbitrairement cette vie (comme on l’a souvent fait), remarquons, avec Cl. Cristin (Aux origines de Thistoire littéraire, 1973), que La Bruyère fut, en son temps, l'un de ceux qui plaidèrent le plus vigoureusement en faveur de la dignité du métier d'écrivain; il est bien l'un de nos premiers « intellectuels ».

 

« C'est un métier que de faire un livre... » (Caractères, I : « Des ouvrages de l'esprit »)

 

Il est malaisé de juger les Dialogues sur le quiétisme', en effet, on admet que sept seulement des neufs dialogues publiés en 1698 appartiennent à La Bruyère — mais dans quelle mesure? Et quelques trouvailles comiques ne parviennent pas à faire oublier que ces idées de polémique doivent beaucoup aux Provinciales. La Bruyère demeure bien l’homme d’un seul livre, les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les caractères ou les mœurs de ce siècle.

 

Ce livre a une histoire complexe où subsistent bien des énigmes qui excitent la curiosité. Entrepris bien avant 1688, longtemps travaillé, soumis à la critique de quelques proches (Boileau?), l’ouvrage ne parut qu’accompagné d’une traduction, honorable pour l'époque, des Caractères du Grec Théophraste (372?-287 av. J.-C.); non que La Bruyère eût besoin, par timidité ou prudence, de s’abriter derrière un illustre Ancien, mais parce qu’il ne pouvait qu’être intéressé par cette brillante série de portraits moraux; s'aidant de travaux érudits anciens (Casaubon, 1592 et 1599, traduction latine des Caractères) et modernes (Gilles Boileau, du Rondel), il traduit un livre bien connu des doctes, paraphrasé par quantité de moralistes anglais et français depuis le xvie siècle, mais dont n’existait plus, depuis 1613, de traduction française; il trouvait là de quoi satisfaire son goût pour l’Antiquité, pour le style coupé, pour le réalisme moral. Il assortit sa traduction d’un savant Discours sur Théophraste et la fait suivre de 420 remarques personnelles.

 

Par la suite, la place impartie à Théophraste va s’amenuiser; en 1696. 1 120 remarques éclipsent la traduction, au reste imprimée en menus caractères depuis 1690; déjà, lors de la quatrième édition (1689), le volume des Caractères français a plus que doublé, et l’auteur, qui n’a jamais fait figuier son nom en tête de son livre, ose enfin le signer en 1691; c’est que, très vite, La Bruyère a décidé d'être non pas plus, mais autre chose qu'un traducteur.

 

Son propre livre, La Bruyère l’écrivit avec un soin étonnant. Soucieux d’étoffer chacun des seize chapitres qui le composent, il organise d'édition en édition tout un jeu subtil de modifications : il se corrige, modifie l'ordre de succession de ses remarques, les transpose d'un chapitre à l'autre — surtout, il pratique des additions, qu'il veille à signaler par des artifices typographiques. Par de lentes concrétions, le livre, tel un madrépore, s'accroît et se construit, et la critique aujourd’hui se soucie de deviner les critères que suivit cet écrivain si volontaire et si concerté, dont le labeur, qui évoque assez celui d'un Proust, semble avoir visé à réaliser déjà l’esthétique de Valéry : mettre systématiquement en échec le hasard dans l'écriture. Plus qu’aucun de ses contemporains, trop souvent passifs devant un classicisme dégénéré en académisme, La Bruyère est l'écrivain qui fait ce qu’il veut et qui veut ce qu’il fait.

 

Cet ouvrage, La Bruyère le donne au lecteur avec un mode d’emploi : il faut le lire d’abord en réference à une

 

culture que proclament, outre la traduction de Théophraste, d'innombrables allusions, citations, paraphrases, etc., rassemblant un savoir littéraire et religieux; ensuite, par rapport à un art poétique exposé notamment par le premier chapitre, « Des ouvrages de l’esprit ». Ce chapitre, si souvent pris pour un court traité « de fine et exquise rhétorique » (Sainte-Beuve), couronnant et aiguisant un classicisme dont La Bruyère est l'héritier tardif, doit, pour prendre tout son sens, être lu « historiquement » : en effet, il est écrit contre une époque qui, tourmentée par la crise de conscience européenne, veut croire que la littérature est au service des idées, donc doit se dissoudre en une pure transparence — ou qui, repue, somnole sur le trésor de certitudes morales et esthétiques d’un classicisme qu'elle croit pouvoir exploiter indéfiniment; utilitarisme ou académisme, tels sont les adversaires que La Bruyère s'est choisis. Et son idéal de rigueur, de justesse, de science et de goût, d’élévation morale aussi, il le crie contre les « grands » écrivains de son temps qu’il exècre : Thomas Corneille, Quinault, Mmc Deshoulières, Fontenelle surtout, dont il fut l'adversaire implacable. Contre une littérature dont il mesure lucidement la décadence (de fait, il est le témoin de la mort de la poésie, de la tragédie, de la grande comédie, de l’éloquence, du roman même), il décide d’écrire un livre provocant par sa perfection même.

 

« Moi je me suis bourré à outrance de La Bruyère... » (Flaubert)

 

Les Caractères demandent à être lus comme un livre, c'est-à-dire de façon suivie; La Bruyère lui-même l'exige dans la préface de son Discours académique : n’a-t-on pas observé que « de seize chapitres qui le composent, il y en a quinze qui [...] ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affaiblissent d’abord et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connaissance de Dieu; qu’ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu (...) »? Encore que la critique ait souvent penché à estimer que cette déclaration tardive (1694) n’était qu’une mauvaise raison polémique, nous tenons que La Bruyère a composé son livre comme il l’assure. Non certes selon la méthode de l’exposé suivi, requis alors par la philosophie et la théologie, mais à la fois selon le goût de son temps qui, par réaction contre les « sommes », privilégie les formes brèves, éclatées, disparates (vogue des « petits » genres, des essais, des recueils composites, des ana, des nouvelles), et surtout selon les règles propres au genre moral qui, en cette fin de siècle, implique un morcellement du discours (les Pensées pascaliennes, les Maximes de La Rochefoucauld, les Essais de Nicole, les Conversations morales de Ml,e de Scudéry l'attestent, et avec eux une foule obscure de petits moralistes). Ainsi, chacun des seize chapitres des Caractères traite d'un aspect de l'homme réel, c’est-à-dire incarné dans une contingence, celle d'un statut social, donc d'un moment donné, ou celle de dispositions et incapacités innées. On commence avec l'homme « psychologique » : ses goûts (chap. i, « Des ouvrages de l’esprit »), ses talents (chap. ii, « Du mérite personnel »), ses affections (chap. III, « Des femmes », chap. iv, « Du cœur »); puis La Bruyère traite de l'homme « social » : saisi dans ses relations quotidiennes avec autrui (chap. v, « De la société et de la conversation »), cet homme est tour à tour, selon une gradation hiérarchique, manieur d’argent (chap. vi, « Des biens de fortune »), bourgeois (chap. vu, « De la ville »), courtisan (chap. viii, « De la cour »), prince (chap. ix, « Des grands ») et monarque (chap. x, « Du souverain ou de la république »). Enfin est en cause l'homme « métaphysique » : sa misère morale (chap. xi, « De l’homme »),

« geoisie, une ambition littéraire qu'une élection académi­ que suffit à combler, une expérience humaine limitée (rachat d'un office, Je préceptorat, une charge chez les Condé, un conformisme politique et religieux.

le labeur obscur de l'homme de lettres surtout).

Plutôt que de romancer arbitrairement cette vie (comme on l'a souvent fait), remarquons.

avec Cl.

Cristin (Aux origines de l'his­ toire liuéraire, 1 973), que La Bruyère fut, en son temps, J'un de ceux qui plaidèrent le plus vigoureusement en faveur de la dignité du métier d'écrivain; il est bien l'un de nos premiers « intellectuels ».

cc C'est un métier que de faire un livre ...

,, (Caractères, 1 : cc Des ouvrages de l'esprit,) Il est malaisé de juger les Dialogues sur le quiétisme; en effet.

on admet que sept seulement des neufs dialo­ gues publiés en J 698 appartiennent à La Bruyère -mais dans quelle mesure? Et quelques trouvailles comiques ne parviennent pas à faire oublier que ces idées de polémi­ que doivent beaucoup aux Provinciales.

La Bruyère demeure bien l'homme d'un seul livre, les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les caractères ou les mœurs de ce siècle.

Ce livre a une histoire complexe où subsistenr bien des énigmes qui excitent la curiosité.

Entrepris bien avant 1688, longtemps travaillé, soumis à la critique de quelques proches (Boileau?), l'ouvrage ne parut qu'ac­ compagné d'une traduction, honorable pour l'époque.

des Caractères du Grec Théophraste (372?-287 av.

J.-C.); non que La Bruyère eût besoin, par timidité ou prudence, de s'abriter derrière un illustre Ancien, mais parce qu'il ne pouvait qu'être intéressé par cette brillante série de portraits moraux: s'aidant de travaux érudits ancien (Casaubon, 1592 et 1599.

traduction latine des Caractères) et modernes (Gilles Boileau, du Rondel), il traduit un livre bien connu des doctes, paraphrasé par quantité de moralistes anglais et français depuis le xvte siècle, mais dont n'existait plus, depuis 1613, de traduction française; il trouvait là de quoi satisfaire son goût pour l'Antiquité, pour le style coupé, pour le réa­ lisme moral.

Il assortit sa traduction d'un savant Dis­ cours sur Théophraste et la fait suivre de 420 remarques personnelles.

Par la suite, la place impartie à Théophraste va s'ame­ nuiser; en 1696.

1 120 remarques éclipsent la traduction, au re te imprimée en menus caractères depuis 1 690; déjà, lors de la quatricme édition ( 1689), le volume des Carac­ tères français a plus que doublé, et l'auteur, qui n'a jamais fait figurer son nom en tête de son livre, ose enfin le signer en 1691: c'est que, très vite, La Bruyère a décidé d'être non pas plus, mais autre chose qu'un traducteur.

Son propre livre, La Bruyère l'écrivit avec un soin étonnant.

Soucieux d'étoffer chacun des seize chapitres qui le composent, il organise d'édition en édition tout un jeu subtil de mc•difications : il se corrige, modifie rordre de succession de ses remarques, les transpose d'un cha­ pitre à l' a u tre -- surtout, il pratique des additions, qu'il veille à ignaler par des artifices typographiques.

Par de lentes concrétions, le livre, tel un madrépore.

s'accroît et se construit, et la critique aujourd'hui se soucie de deviner les critères que suivit cet écrivain si volontaire et si concerté, dont le labeur, qui évoque assez celui d'un Proust, semble avoir visé à réaliser déjà l'esthétique de Valéry : mettre systématiquement en échec le hasard dans l'écriture.

Plus qu'aucun de ses contemporains, trop souvent passifs devant un classicisme dégénéré en acadé­ misme, La Bruyère est J'écrivain qui fait ce qu'il veut et qui veut ce qu' i 1 fait.

Cet ouvrage.

La Bruyère le donne au lecteur avec un mode d'emploi : il faut le lire d'abord en référence à une culture que proclament, outre la traduction de Théophraste, d'innombrables allusions, citations, para­ phrases, etc., rassemblant un savoir littéraire et religieux; ensuite, par rapport à un art poétique exposé notamment par le premier chapitre, « Des ouvrages de l'esprit».

Ce chapitre, si souvent pris pour un court traité >? Encore que la critique ait sou­ vent penché à estimer que cette déclaration tardive ( 1694) n'était qu'une mauvaise raison polémique, nous tenons que La Bruyère a composé son livre comme il l'assure.

Non certes selon la méthode de l'exposé suivi, requis alors par la philosophie et la théologie, mais à la fois selon le goOt de son temps qui, par réaction contre les «sommes>>, privilégie les formes brèves, éclatées, disparates (vogue des « petits» genres, des essais, des recueils composites, des ana, des nouvelles), et surtout selon les règles propres au genre moral qui, en cette fin de siècle.

implique un morcellement du discours (les Pensées pascaliennes, les Maximes de La Rochefou­ cauld, les Essais de Nicole, les Conversations morales de M11e de Scudéry l'attestent, et avec eux une foule obscure de petits moralistes).

Ainsi, chacun des seize chapitres des Caractères traite d'un aspect de l'homme réel, c'est-à-dire incarné dans une contingence, celle d'un statut social, donc d'un moment donné, ou celle de dispositions et incapacités innées.

On commence avec l'homme : ses goOts (chap.

1,. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles