Devoir de Philosophie

La chasse aux pommes - Confessions de Rousseau

Publié le 13/07/2010

Extrait du document

rousseau

 

«Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois, est celui d'une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient au fond d'une dépense qui, par une jalousie élevée, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j'étais seul dans la maison, je montai sur la maie pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J'allai chercher la broche pour voir si elle pourrait y atteindre : elle était trop courte. Je l'allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier ; car mon maître aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès ; enfin, je sentis avec transport que j'amenais une pomme. Je tirai très doucement : déjà la pomme touchait à la jalousie : j'étais prêt à la saisir. Qui dira ma douleur ? La pomme était trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en usage pour la tirer ! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. À force d'adresse et de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l'une après l'autre; mais à peine furent-elles séparées, qu'elles tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction. Je ne perdis point courage ; mais j'avais perdu beaucoup de temps. Je craignais d'être surpris ; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi tranquillement que si je n'avais rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense. Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je l'ajuste ; j'étais prêt à piquer... Malheureusement, le dragon ne dormait pas ; tout à coup la porte de la dépense s'ouvre : mon maître en sort, croise les bras, me regarde et me dit : Courage ! ... La plume me tombe des mains.«

Enjeu : quelle est la part ludique dans cette anecdote lestement contée, et celle de l'émotion ? Situation : Rousseau est mis en apprentissage à quatorze ans chez le graveur Ducommun, cruel et tyrannique, qui le rend craintif et sournois. Après avoir commis un premier vol d'asperges accompli naïvement et par complaisance, le jeune garçon devient tout à fait fripon. De tous ses menus larcins, un seul nous est rapporté : ce passage-ci est donc particulièrement soigné par l'auteur. Convoitant les pommes auxquelles il n'a pas droit en tant qu'apprenti, il saisit l'occasion de les «friponner«.

 

rousseau

« rebondissements narratifs. Le ton Références culturelles Le recours à des références prestigieuses en décalage avec la trivialité de la situation est d'un comique efficace.Les pommes rappellent celles du verger de l'Éden et le maître un Dieu ricaneur ; la dépense se transforme en «jardindes Hespérides», le maître en «dragon» gardien d'un joyau qui a le prix d'une toison d'or ; et donc, implicitement, lepetit voleur est comparé à Adam, Hercule et à Jason.

Les deux broches font office d'épées ou de lances pourl'héroïque chevalier Rousseau, et la dépense, de place-forte à conquérir avec les armes d'un siège en miniature.

Lesdeux bouts de pomme deviennent des «témoins indiscrets» qui pourraient tenir leur rôle dans quelque grandetragédie.

Le burlesque de sa situation ne pouvait être mieux appuyé que par ces références trop nobles. Un trait de caractère, la naïveté Elle est soulignée dans le deuxième paragraphe, avec son manque de perspicacité (les morceaux de pomme vont letrahir) qui surprend après un tel déploiement d'ingéniosité technique.

Son maître se moque aussi de cette naïveté,lorqu'il feint d'être complice («courage !»).

Pour le Rousseau écrivain, elle est un sujet d'attendrissement, car cettecontradiction entre vivacité à sentir, à agir, et lenteur à penser et calculer fait le fond de son être. L'emploi des temps, la place du lecteur («vous») Si l'homme d'âge mûr considère avec indulgence l'apprenti-voleur qu'il fut, tout en reconnaissant ses défauts dejeunesse, c'est qu'il a la nostalgie d'un passé qu'il cherche à s'approprier par l'écriture, comme dans l'adjectifpossessif «mes» pour désigner affectueusement des tréteaux qui ne lui ont jamais appartenu (3e paragraphe).Submergé par le souvenir, l'auteur laisse le présent de narration envahir la narration dans la seconde moitié dupassage.

Rousseau se replonge dans un souvenir qui lui donne encore des sensations physiques («frémir» ; «laplume me tombe des mains») et des sentiments («affliction», fin du 1" paragraphe) qu'il tente de faire partager aulecteur «pitoyable», c'est-à-dire capable de pitié ; celle-ci est une notion importante pour Rousseau, qui la considère comme une faculté innée dans le Discours sur l'origine de l'inégalité.

Elle est synonyme de sympathie, ou capacité à ressentir les mêmes émotions qu'autrui. Conclusion Dans ce récit alerte et délicatement ironique, Rousseau a pris un plaisir évident à conter cette mésaventure cocasse, non seulement pourcaptiver l'attention du lecteur en jouant sur toutes les ressources de la narration, et en forçant le trait picaresque, mais aussi pour s'offrirles délices de la reviviscence et exorciser peut-être le souvenir douloureux des injustices subies lors de son apprentissage.

Le vol, ouplutôt la «chasse», est considéré alors comme une vengeance et non comme une faute ; le vol du ruban, plus tard, laissera plus deremords.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles