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La Curée (1872) , ch. III - Emile ZOLA

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée. Elle brûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal. C'était l'heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l'aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n'était plus qu'une grande débauche de millions et de femmes. Le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins, remontait dans les jets d'eau des jardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine et pénétrante. Et il semblait, la nuit, lorsqu'on passait les ponts, que la Seine charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité, miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur les divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés des corsages, tout ce que la brutalité du désir et le contentement immédiat de l'instinct jettent à la rue, après l'avoir brisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, et mieux encore que dans sa quête haletante du grand jour, on sentait le détraquement cérébral, le cauchemar doré et voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair. Jusqu'à minuit, les violons chantaient ; puis les fenêtres s'éteignaient, et les ombres descendaient sur la ville. C'était comme une alcôve colossale où l'on aurait soufflé la dernière bougie, éteint la dernière pudeur. Il n'y avait plus, au fond des ténèbres, qu'un grand râle d'amour furieux et las ; tandis que les Tuileries, au bord de l'eau, allongeaient leurs bras dans le noir, comme pour une embrassade énorme.

Emile Zola

[Le roman se situe au début du Second Empire, dans un Paris que les travaux du baron Haussmann livrent à la spéculation immobilière. Le promoteur Saccard, avec la complicité de son frère, le ministre Eugène Rougon, amasse une fortune considérable en achetant à bas prix les immeubles voués à la démolition.]
  

« première à la deuxième phrase est explicite à cet égard : « Cependant la fortune des Saccard semblait à sonapogée.

Elle brûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal.

» On voit bien que la comparaison élargit ledomaine de la fortune à la ville : « en plein Paris »; cette association entre les deux thèmes est aussi présente dansles expressions suivantes : « au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties en six mois », « la ville n'étaitplus qu'une débauche de millions», « une ville folle de son or et de sa chair ». Enfin, la phrase la plus explicite est la première du dernier paragraphe : « Saccard venait de faire bâtir son hôtel duparc Monceau sur un terrain volé à la Ville [...].

Sa fortune s'y épanouissait, s'y étalait insolemment.» Elle refermel'alliance installée au début du texte entre Paris et l'enrichissement des Saccard; ce parallèle trouve sa justificationdans l'origine de cette fortune, fondée sur la spéculation immobilière. [Métamorphose de Paris en femme vautrée dans la débauche] Mais la description va plus loin; elle transforme Paris en une femme vautrée dans la débauche, véritable allégorie duvice. En effet, la ville est personnifiée à travers plusieurs métaphores qui apparaissent à partir du milieu du texte : « laville [est] endormie », «[son] sommeil [est] fiévreux, [...] sa quête haletante »; « on sent [...] le détraquementcérébral, le cauchemar doré et voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair.

» L'esprit et le sommeil, quicaractérisent habituellement l'être humain, renvoient ici à Paris.

La ville se voit même dotée d'un corps, grâce à lapersonnification des Tuileries : « [elles] allongeaient leurs bras dans le noir, comme pour une embrassade énorme ». De plus, cette personnification est féminine, et assimile Paris, à travers des connotations sexuelles, à une femmeviolée, ou prostituée malgré elle.

Tout d'abord, le féminin de « la ville » ou de « la cité » facilite cette assimilation.D'autre part, « la Seine charri[e] [...] tout ce que la brutalité du désir et le contentement immédiat de l'instinctjettent à la rue, après l'avoir brisé et souillé »; cette image de violence renvoie à l'idée du terrain volé à la ville, symbole de tous les vols etde tous les viols auxquels la ville a été soumise dans cette époque de « quartiers écroulés et de f...] fortunes bâtiesen six mois ». Mais les connotations sexuelles sont ambiguës et donnent aussi l'image d'une ville volontairement débauchée, paramour de la luxure, par « détraquement cérébral ».

Le vice s'y infiltre « en pluie fine et pénétrante », et prend laforme d'un « jet » qui monte pour mieux « retomber », « coul[e]» et « s'étal[e] dans les bassins », comme le spermed'un homme dans un bassin de femme.

Toute la ville semble la nuit se livrer au plaisir le plus frénétique : «C'étaitcomme une alcôve colossale où l'on aurait soufflé la dernière bougie, éteint la dernière pudeur.

Il n'y avait plus, aufond des ténèbres, qu'un grand râle d'amour furieux et las.

» Ce plaisir est une débauche dont l'aphrodisiaque estl'argent.

Les deux sont indissociablement liés : « La ville n'était plus qu'une grande débauche de millions et de femmes », « billets de banque glissés des corsages », « une ville folle de son or et de sa chair».

De même, etsignificativement, le « coffre-fort» de Saccard est comparé à « une alcôve de fer, grande à y coucher les amoursd'un milliard ».

Le sexe et l'argent ne sont que les deux faces du même appétit. Nous avons donc pu voir à quel point « l'or et la chair» se mêlent dans la description de ce comble de fortune àParis à travers l'allégorie du vice. [La dénonciation symbolique de la curée] Cette symbolique de la description n'a pas qu'une fonction esthétique; elle est aussi porteuse d'une dénonciation. Tout d'abord, on peut noter combien le jugement dépréciatif du narrateur est manifeste.

Il multiplie en effet lesverbes modalisateurs de la pensée, comme « sembler » ou « paraître ».

De plus, des champs lexicaux essentiels etdes images, comparaisons ou métaphores sont connotés très péjorativement : débauche sexuelle et vénale,instincts brutaux déchaînés sur la ville...

Certains adverbes ou adjectifs sont également l'indice de ce regard à lafois fasciné et horrifié du narrateur : l'amour est «furieux et las », et la fortune de Saccard s'étale « insolemment ».De plus, la tonalité ironique est présente dans le dernier paragraphe avec le contraste entre le luxe déployé pour labibliothèque de Saccard, qui ne contient « pas un livre », mais des « dossiers » voisinant avec un 'coffre-fort». La métaphore de la curée montre également le sentiment du narrateur face au spectacle que lui offraient sescontemporains : « C'était l'heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l'aboiement des chiens, duclaquement des fouets, du flamboiement des torches.» Cette métaphore met en parallèle les financiers du SecondEmpire et une meute de chiens serviles, enfin autorisés par leurs maîtres à dévorer la portion de la noble bête qu'ilsont traquée pour eux.

Métaphore qui s'éclaire quand on sait comment Paris a été métamorphosé à cette époque parle baron Haussmann, qui a dirigé sa rénovation, mais aussi suscité une vague de spéculation immobilière sansprécédent.

À travers Saccard, la généralisation et l'amplification de la débauche, assimilée à une fièvre s'emparantde toute une ville, dénoncent la curée autorisée par l'empereur et le préfet, qui mena à la destruction du Parispopulaire d'antan que regrette l'auteur, et à l'édification de fortunes malhonnêtes et trop rapides.

Saccard n'est quel'un de ces chiens de meute lancés sur Paris, qui semble avoir renoncé à se défendre, comme une femme sans vertu.Enfin, la métaphore de la curée semble aussi donner une vision très cynique de l'être humain.

Elle est en effet filéegrâce au champ lexical des bas instincts : « appétits lâchés », «vice », « ordures », « brutalité du désir», «contentement immédiat de l'instinct».

À travers ces termes, on peut voir que les chiens de la curée sont le reflet de. »

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