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LA DISTANCIATION FLAUBERTIENNE

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

(Au mois de juin 1848, Frédéric Moreau, le héros de L'Education sentimentale, et sa maîtresse Rosanette, font un séjour à Fontainebleau.) Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosa-nette en face de lui; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire, s'avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d'anguilles dans un compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l'illusion. Ils se croyaient presque au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de miel. Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge. Le ciel d'un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s'appuyait à l'horizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village; et, plus loin, à gauche, le toit d'une maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et l'eau secouait légèrement des perches plantées au bord pour tenir des filets; une nasse d'osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là. Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux d'un puits; — chaque fois qu'ils remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne. Il ne doutait pas qu'il ne fût heureux pour jusqu'à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Gustave FLAUBERT, L'Education sentimentale, 3e partie, chap. 1 (1869). Ce passage, dans sa brièveté, nous donne un bon exemple de la distanciation flaubertienne : là est son originalité. Sans doute évoque-t-il le bonheur d'un couple, mais en montrant toutes les illusions inhérentes au bonheur amoureux. Il y a bonheur, dans la mesure où il y a, dans l'instant, illusion de bonheur ; mais cette illusion se dissipera fatalement, l'instant d'après : l'impression de bonheur éternel n'est qu'une illusion inhérente à l'instant présent.

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