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La journée se passe de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait tout

Publié le 17/01/2022

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La journée se passe de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs. Enfin ma modestie, d'autres diront ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la main de Mlle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés. Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira doucement après qu'elle fut baisée, en me regardant d'un air qui n'était point irrité. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire : son amie entra et me parut laide en ce moment. Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il fallait pour arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en nous distribuant comme nous étions venus. Si j'avais osé, j'aurais transporté cet ordre ; car le regard de Mlle Galley m'avait vivement ému le coeur ; mais je n'osai rien dire, et ce n'était pas à elle de le proposer. En marchant nous disions que la journée avait tort de finir, mais, loin de nous plaindre qu'elle eût été courte ; nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue, par tous les amusements dont nous avions su la remplir. Je les quittai à peu près au même endroit où elles m'avaient pris. Avec quel regret nous nous séparâmes ! Avec quel plaisir nous projetâmes de nous revoir ! Douze heures passées ensemble nous valaient des siècles de familiarité (...). J'aurais fait mon bonheur d'avoir pour maîtresse Mlle de Graffenried, mais à choix, je crois que je l'aurais mieux aimée pour confidente. Quoi qu'il en soit, il me semblait en les quittant que je ne pourrais plus vivre sans l'une et sans l'autre. Qui m'eût dit que je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos éphémères amours ? J.-J. Rousseau, Confessions, IV. SUJET Vous ferez de cette page des Confessions un commentaire composé. Vous pourrez montrer par exemple comment Rousseau parvient à combiner le sentiment de l'éphémère et de l'innocence pour diffuser à travers le texte cette mélancolie douce associée au souvenir d'un amour disparu. Jean-Jacques Rousseau est reparti pour Annecy afin de retrouver Mme de Warens, mais celle-ci n'est plus là, contrainte par les événements d'aller faire sa cour à Paris. Le jeune Rousseau se retrouve donc livré à lui-même, disponible. Or un matin, en pleine campagne, il fait la connaissance de deux jeunes cavalières, Mlle de Galley et Mlle de Graffenried, embarrassées devant l'obstacle d'un cours d'eau qu'elles n'osent franchir à cheval. Rousseau les aide et se laisse convier à leur pique-nique. A la fin de sa vie, l'autobiographe des Confessions se souvient avec émotion de cette journée sans nul autre lendemain que celui de l'évocation. Rousseau mène donc le récit de façon à isoler cette journée comme un instant fugace de bonheur, fugace mais d'autant plus intense qu'il fut baigné d'une innocence amoureuse elle aussi perdue. Le thème de l'éphémère, de la fugacité du bonheur, se conjugue avec celui de l'innocence amoureuse pour restituer le temps d'un rapide tableau la nostalgie d'un paradis émotionnel, d'une sorte de pureté originelle des sentiments dont le vieil homme qui revoit sa jeunesse ne parvient à retrouver l'étincelle i que par la magie de l'écriture.

« « Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés.

» La phrase s'ordonne selon trois indépendantes, trois perceptions de la personne - sujet : « nous », « je », « elle »...

La solitude commune fonde la complicité, de ce « nous », se dégage ensuite le « je » de la conscience qui découvre la « circonstance » et l'embarras qu'il partage avec l'autre (« les yeux baissés »), « Elle ».

Le « nous » se disjoint, se décompose et nous dévoile deux sujets fixés dans la pose de convention : le narrateur, soupirant à la respiration syncopée ; quant à lajeune fille elle garde « les yeux baissés » feignant la timidité : cela ressemble à un Greuze. « Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main...

» Le tableau, immobilisé par l'imparfait descriptif, se défait brusquement, Rousseau perd le contrôle de lui-même, de sa propre bouche quidevient sujet de l'action, véritable être vivant qui « se colle » sur sa proie.

L'animalisation de la bouche, qui apparaît aussi comme celle du désir, est bièn sûr très significative de l'émoi du jeune homme, surpris lui-même par son propre élan.

Tout va très vite, les mots ne ralentissent pas de leur médiation l'action (« ma bouche au lieu de trouver des paroles ») : des gestes (la bouche) et des regards (« en me regardant d'un air...

»). Cet épisode qui apparaît comme une apothéose dans le déroulement de cette journée accomplit l'idéalRousseauiste de l'immédiateté de la communication : la communion.

La fugacité est donc un élémentindispensable à la mystique de l'amour chez Rousseau.

Et qu'importe si le jour s'achève sur un inachèvement,cet amour muet reste à l'état de virtualité, puisqu'il a permis de fixer un instant la transparence des coeurs.Mais cette transparence ne fut possible que grâce à l'innocence du jeune homme et de ses deux compagnes. L'innocence est, pour Rousseau, un concept fondamental.

Elle s'oppose à la vertu dans la mesure où elle sedonne comme une ignorance complète du bien et du mal, alors que la vertu suppose le choix du bien, et parconséquent la connaissance du mal.

L'innocence est la pureté originelle (n'oublions pas le paradis, noussommes dans la campagne, jardin immense, il a d'ailleurs été question au cours de l'après-midi d'une cueillette),peut être mythique, certainement périssable.

On commence à discerner comment cet épisode s'intègre dans lapythographie que se compose Rousseau en rédigeant Les Confessions. La première phrase du texte est cependant équivoque : « La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté...

» C'est que folâtrer n'a pas au XVIIIe siècle la connotation que nous lui donnons aujourd'hui.

Il s'agit simplement de « faire de petites folies », des folies qui ressemblent davantage à des jeuxd'enfants qu'à des ébats libertins, c'est pourquoi Rousseau ajoute : « ...

et toujours avec la plus grande décence ».

La décence renvoie à la notion d'honneur et à celle de pudeur.

Etre décent, c'est sacrifier à la pudeur d'autrui et en être accepté.

Il s'établit d'emblée et naturellement un respect mutuel de la pudeur del'autre.

Le baiser lui-même ne sera pas jugé inconvenant, « d'un air qui n'était point irrité », il convient à la circonstance, il est dans le ton.

Cette décence, il est à noter toutefois que Rousseau la présente sous un tourle plus souvent négatif.

Il en fait une retenue, certes naturelle, mais qui force peut-être les jeunes gens à seplacer en retrait de leur propre nature.

« Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée », « d'un air qui n'était point irrité », « je n'osai rien dire », etc.

Les tours négatifs abondent et sont les conséquences stylistiques de cette décence.

On dénombre une douzaine de tours négatifs ou restrictifs, cequi est beaucoup dans un texte où l'on peut lire au superlatif le mot « liberté » (« la plus grande liberté »). Alors que la litote (« d'un air qui n'était point irrité ») peut être interprété comme une manifestation stylistique de la pudeur des jeunes gens, il n'en va pas ainsi pour toutes ces négations.

On a de la sorte peu à peu l'impression que cette décence, loin d'être produite parl'innocence des personnages, est un masque bien utile au manque d'audace : « mais je n'osai rien dire, et ce n'était pas à elle de le proposer ».

D'un côté l'absence d'audace, de l'autre la présence des convenances. La décence dissipe bientôt la légèreté des folâtreries (c'est elle qui fixe le tableau à la Greuze : l'attitude de chacunest en effet bien trop convenu pour être vraiment innocente), les négations se font plus nombreuses à mesure quele jour décline, il faut partir et se séparer.

« J'aurais fait mon bonheur d'avoir pour maîtresse Mlle de Graffenried... », l'innocence est définitivement oubliée ; ce n'est plus la joie de l'instant, on fait des projets (« Avec quel plaisir nous projetâmes de nous revoir ! »), il est donc trop tard. La valeur symbolique de cette page est à l'évidence très forte, son charme et sa poésie insistants.

Et cela tient,semble-t-il, à ce que nous découvrons en même temps que Rousseau, ce que Jean Starobinski nomme le « regret élégiaque » « l'être découvre qu'une part essentielle de lui-même appartient à un monde disparu ».

Ce monde, c'est celui de l'innocence, de la jeunesse, de la nature, un paradis (paradeisos en grec signifie jardin enclos), ce jardin des souvenirs qu'enclôt la main vieillie qui trace ces pages d'écriture où un homme se livre tout entier commepersonne auparavant, manifestant ainsi plus d'audace et d'indécence que tous ses contemporains.. »

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