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La mode nous domine-t-elle ? (Lipovetsky)

Publié le 22/02/2012

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Il ne saurait exister de tissu social serré sans référence, pour chaque membre d'une société, à des valeurs communes qui le rattachent au passé, malgré certains dérèglements passagers provoqués par les modes. Ainsi pouvait-on encore raisonner au siècle dernier, mais non plus aujourd'hui où le fugitif triomphe sur le stable et où toute tradition est délaissée : événement sans précédent dans l'histoire ; notre époque récuse donc le passé au profit exclusif du présent, de ses passions successives, vouant un culte unique à la nouveauté. Ainsi vivons-nous le règne de la mode, législatrice despotique des sociétés contemporaines ; en effet, dans tous les domaines, elle fait table rase du passé et nous ne reconnaissons plus que les signes de la modernité, devenue seule valeur respectable. Ce mouvement est accentué encore par les philosophies au goût du jour, comme l'épicurisme qui invite à ne jouir que du présent. Le passé est ainsi mis entre parenthèses.

« travaillaient, sans compter celles qui souffraient de famine...), regarde la télévision en faisant réchauffer ses nouillestoutes prêtes dans son four à micro-onde...

Pas question d'ailleurs d'abandonner réfrigérateurs, machines à laver,téléphones, etc., qui, bien au-delà des modes, sont de véritables services publics. La mode elle-même, on l'a vu, n'est donc pas aussi univoque qu'on le croit et nous offre parfois d'étonnants retoursen arrière, aussi bien dans le domaine vestimentaire que musical, par exemple : retour aux années soixante (c'est dupassé).

Il n'est pas du tout exclu que la mode revienne au mariage, à la pudeur et autres valeurs qui parurent untemps périmées. C'est qu'il n'est pas si simple de se couper du passé, dès qu'il s'agit non des techniques (l'évolution de l'informatique,le rôle croissant des ordinateurs, tout cela est inéluctable : seuls leurs usages, sous forme par exemple de jeuxvidéo débiles sont soumis à la mode), mais de vie morale.

On peut ainsi « espérer » pour les prochaines années leretour à des modes anciennes éprouvées (certains pays s'y emploient plus que d'autres) : condamnation à mort desécrivains déviants, lapidation des femmes adultères, mutilation des voleurs.

Les modèles du passé semblent ici plusprésents que jamais, et on attend pour bientôt le retour à la censure des journaux écrits et parlés (avec créationd'un ministère de la Propagande pour dire aux braves gens ce qu'ils doivent penser), de la torture et de quelquesvieilles pratiques ancestrales.

On pourra ainsi continuer à chasser la palombe dans le Médoc, à traquer l'émigré dansquelques pays d'Europe, à menacer le monde entier d'une destruction totale si certain fou très archaïque s'emparedans un certain pays du pouvoir absolu — comme on continue à voir sévir les « modèles du passé » que sont laguerre (mais on la suit maintenant en direct à la télévision), la famine, les épidémies ; comme on continue à voirsévir des modes très archaïques : fascisme larvaire pratiquement partout, sévices contre les plus faibles, barbariesen tout genre...

Rien de moderne dans tout cela, on le voit.

Les vieilles valeurs tiennent bon. Ainsi prolifèrent, autre mode durable, les diseuses de bonne aventure, les prédicateurs d'Apocalypse, les marabouts,les astrologues et les faiseurs d'horoscopes : comme quoi la mentalité archaïque a encore de belles journées à vivre, Cro-Magnon se porte à merveille ; on pourra longtemps encore faire fortune en exploitant lamisère humaine.

Les pauvres peuvent toujours se précipiter au bureau de tabac pour jouer au millionnaire, seulespoir de passer à la télévision et de gagner le gros lot.

La formule romaine : du pain et des jeux, reste plus quejamais d'actualité (et même, comme au bon vieux temps, le pain vient à manquer cruellement à certains) ; encontinuant ainsi à entretenir des espoirs illogiques, on fait oublier un instant le bon vieux chômage (fléau ancestral).On en finira bientôt de toutes ces « modernités » : Sécurité sociale, retraites, syndicalisme et autres modespassagères, avec retour aux valeurs sûres : la loi de la jungle, le droit du plus fort, l'exploitation des faibles par lesforts.

Les enfants de Thaïlande seront encore violés comme dans le temps ; et leurs parents soigneusement élevéspar les gouvernements divers pour produire toujours plus de beaux objets indispensables au bonheur (chaînes hi-fipour écouter Richard Clayderman ou motos surpuissantes pour « s'éclater » sur l'autoroute) : l'esclavage n'est pasmort.

Dans ces conditions, prétendre que les « modèles du passé sont actuellement délaissés » peut sembler uneaimable plaisanterie, alors que le passé n'a jamais été aussi présent dans nos moeurs, que les mentalités serecroquevillent, que les inégalités s'accroissent (avec la réinvention de l'école à plusieurs vitesses) et que lestabous se multi-plient (le pape préférant le sida aux préservatifs) avec les progrès tous azimuts des intégrismes lesplus obtus. Mais ce retour au passé n'est plus l'apanage de la vie matérielle et morale : on le retrouve aussi dans la vieartistique.

Qui oserait prétendre que notre époque se désintéresse du passé alors que les cours d'histoire sontobligatoires dans l'ensemble du cursus scolaire de n'importe quel Français (autre chose est de savoir ce qu'il enreste) ; que fleurissent publications diverses, livres, émissions télévisées, films, qui évoquent le passé, deChristophe Colomb à la Seconde Guerre mondiale ? Que notre vie soit soumise aux modes, nul n'en douterait, direque ces modes visent exclusivement à vivre la modernité, voilà qui est abusif à une époque où une grande majoritéd'individus (à tort ou à raison) rejette a priori toutes les nouveautés ; et pas seulement artistiques : trente ansaprès, on continue à parler en anciens francs ! Passons aussi sous silence le déchaînement de passions produit partout projet de réforme de renseignement par exemple, et les polémiques à propos du bicentenaire de la Révolutionfrançaise ou du comportement de nos prédécesseurs sous l'occupation allemande.

Ainsi a-t-on successivement rejeté Beaubourg et les colonnes de Buren, comme lapyramide du Louvre (pour rester à Paris) ; comme on rejette en bloc l'art moderne : quel élève de Première mêmelittéraire peut citer les noms de poètes, voire de peintres contemporains ? Et la musique moderne est pour chacunréduite à Madonna et au rock'n roll (et à la prétendue culture rock) : qui connaît le nom de vrais compositeurs demusique (authentique) ? En revanche, les expositions consacrées à l'art impressionniste ou aux civilisationsdisparues battent des records ; les foules se pressent pour -Visiter les monuments du passé et les fleurons de notrepatrimoine : château de Versailles et mont Saint-Michel.

Le tourisme « culturel » se répand : avec stage de poterie,visites du désert, découvertes de peuples lointains.

À part l'avion, et l'organisation que ces voyages supposent, riende moderne dans tout cela : l'attachement plutôt aux témoignages du passé.

Indiana Jones est archéologue etJurassic Park, malgré de très modernes effets spéciaux, fait apparaître sur l'écran des « héros » du passé.

Les diplodocus n'ont pas fini de fasciner les enfants ; les dessins animés japonais n'ont pas fini de piller et deparaphraser les vieilles histoires de la mythologie grecque ; les pyramides, égyptiennes et aztèques, n'ont jamaisautant fasciné...

Quant à la pensée moderne, elle est aussi peu appréciée que le reste : on moque volontiers lesprétendus philosophes actuels.

On se réfère plutôt aux valeurs sûres.

Que la mode joue, ici comme ailleurs, nul ne lecontestera : mais nous ne faisons que retrouver ce phénomène très ancien qui consiste à adorer ce qu'on a brûlé etréciproquement, à déboulonner Heidegger puis à le réhabiliter.

Mais Boileau n'a-t-il pas cru anéantir définitivement. »

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