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« La photographie est une pure et simple technique, non seulement différente de la peinture et du dessin, mais même nuisible à tout art digne de ce nom, à la conception même du beau et de la poésie. »

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Beaucoup de peintres médiocres ont trouvé leur voie dans « l'industrie photographique « et, pleins de rancoeur et de dépit, ont contribué ensuite à une véritable conspiration contre l'art véritable... Malgré tout le tapage qui caractérise le progrès technique et la fatuité qui l'accompagne, il est évident que le progrès matériel et l'art sont irréconciliables. Si la photographie remplace la peinture, elle la ruinera, d'autant plus que le mauvais goût et la sottise de la foule favoriseront cette nouveauté, alors qu'il faudrait la laisser à son véritable rôle, qui est de servir humblement les sciences et les arts, mais il serait dangereux de lui confier tout ce qui doit dépendre du rêve et de l'imagination... On pourrait objecter qu'il est facile de distinguer l'oeuvre d'art et la production d'une technique, mais l'action de la multitude sur l'artiste est un fait incontestable : il est évident que déjà bien des peintres se laissent entraîner à une imitation désastreuse : ils peignent ce qu'ils voient, au lieu de peindre ce qu'ils rêvent. Ce n'est pas par hasard : le jugement du public a été faussé par cette confusion des valeurs; à force d'admirer les produits de l'industrie, il est devenu incapable d'apprécier les oeuvres d'art et les créations spirituelles.

Comme l'industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non seulement le caractère .de l'aveuglement et de l'imbécillité, mais avait aussi la couleur d'une vengeance. Qu'une si stupide conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans toutes les autres, les méchants et les dupes, puisse réussir d'une manière absolue, je ne le crois pas,
 ou du moins je ne veux pas le croire; mais je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d'ailleurs tous les progrès purement matériels, à l'appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare. La Fatuité moderne aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de sa ronde personnalité, vomir tous les sophismes indigestes dont une philosophie récente l'a bourrée à gueule-que-veux-tu, cela tombe sous le sens que l'industrie faisant irruption dans l'art, en devient la plus mortelle ennemie, et que la confusion des fonctions empêche qu'aucune soit bien remplie. La poésie et le progrès sont deùx ambitieux qui se haïssent d'une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l'un des deux serve l'autre. S'il est permis à la photographie de suppléer l'art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l'aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l'alliance naturelle qu'elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu'elle rentre dans son véritable devoir, qui est d'être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l'imprimerie et la sténographie, qui n'ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu'elle enrichisse rapidement l'album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu'elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l'astronome; qu'elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d'une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes. les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. Mais s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors quel malheur à nous I
 Je sais bien que plusieurs me diront : « La maladie que vous venez d'expliquer est celle des imbéciles. Quel homme, digne du nom d'artiste, et quer amateur véritable a jamais confondu l'art avec l'industrie ? « Je le sais, et cependant je leur demanderai à mon tour s'ils croient à la contagion du bien et du mal, à l'action des foules sur les individus et à l'obéissance involontaire, forcée; de l'individu à la foule. Que l'artiste agisse sur le public, et que le public réagisse sur l'artiste, c'est une loi incontestable et irrésistible; d'ailleurs les faits, terribles témoins, sont faciles à étudier; on peut constater le désastre. De jour en jour l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait; mais que dis-je I connaît-il encore ce bonheur ?
 L'observateur de bonne foi affirmera-t-il que l'invention de la photographie et la grande folie industrielle sont tout à fait étrangères à ce résultat déplorable ? Est-ce permis de supposer qu'un peuple dont les yeux s'accoutument à considérer les résultats d'une science matérielle comme les produits du beau n'a pas singulièrement, au bout d'un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu'il y a de plus éthéré et de plus immatériel ?

« EXPLICATION DE LA PENSÉE DE BAUDELAIRE Baudelaire nous donne l'impression de vouloir ici régler son compte à la photographie, et surtout aux anciens artistesreconvertis dans cette « industrie », qu'il considère un peu comme des renégats.

Le fait qu'il a consacré un chapitreentier du Salon de 1859 à cette question nous prouve l'importance qu'elle a pour lui.

Ce Salon lui avait étécommandé par la Revue française : le poète parcourut rapidement l'exposition — il est vrai qu'il connaissait très bienles principaux exposants : Delacroix, Fromentin, Boudin, le graveut Meryon —, mais il saisit le prétexte pour exprimerles idées qui lui étaient chères : il avait alors une doctrine esthétique ferme et complète, sa critique d'art étaitdevenue une vérification de ses principes théoriques, et un complément inséparable de son oeuvre poétique : lespoints essentiels en étaient le refus de toute reproduction de la réalité, péché mortel de l'artiste, et l'éloge del'imagination, reine des facultés.

Baudelaire s'insurge violemment contre un réalisme étroit, une imitation terre àterre, qui écarte toute originalité, toute création véritable.

C'est l'erreur fréquente d'un public ignorant, qui, sefigurant que « l'art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature », a cru trouver la perfection dans laphotographie : « L'industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l'art absolu ».Et, en vérité, il y avait lieu de protester, car entre 1850 et 1860 une réaction prévisible contre les rêveries, lesélans passionnels et le mysticisme romantique, un désir de rivaliser avec la précision et la netteté des sciences,avaient fait naître une littérature et même une poésie très précise et très matérielle.Baudelaire explique fort bien, à propos du paysage, l'esprit même de cette doctrine.

Contrairement à ce que pensentles naïfs, la nature, le paysage qui nous entourent, ne peuvent exister qu'à travers un sujet qui les voit, ou plutôtqui les regarde, un artiste qui les contemple, un poète qui les aime; ce n'est qu'au prix d'une « opération bizarre quiconsiste à tuer.., l'homme pensant et sentant » qu'on peut exprimer « la nature, moins les sentiments qu'elle inspire».

L'école moderne des paysagistes peut montrer force et habileté, mais son orientation est mauvaise, elle aboutit àla prédominance d'un genre inférieur, à un « culte niais de la nature » non épurée, non expliquée par l'imagination,qui n'est qu'un « signe d'abaissement général ». Sur les principes généraux qui fondent la pensée de Baudelaire que pourrions-nous dire? Le problème du réalisme estle « pont aux ânes » de la critique et de l'histoire littéraires.

L'esthétique baudelairienne est étayée par toute sonœuvre — vers et prose —, la discuter aboutirait à une dissertation générale qui nous conduirait trop loin, alors quece texte se rapporte au problème précis que posait la vogue de la photographie.Mais, il est précisément un point sur lequel le débat peut-être très utile : c'est la définition même de laphotographie, à laquelle le poète se réfère...

Peut-on encore soutenir en 1973 qu'elle ne peut pas être un artvéritable? Nul ne nie désormais la beauté des images et notre époque connaît des photographes dont la valeur n'estdiscutée par personne : Cartier Bresson, Brassaï...La vogue du cinéma, puis de la télévision, a d'ailleurs contribué à une certaine éducation du public, qui, même sanss'en rendre compte, est devenu plus sensible aux jeux du soleil et de l'ombre, aux couleurs et aux formes.

Unclassement s'est opéré, des règles se sont dégagées, il y a des expositions de haut niveau et des critiquessévères...Ces derniers apprécient des qualités véritables, et savent louer l'originalité de la prise de vue, le choix d'unéclairage, l'harmonie d'un paysage.

Il ne s'agit plus du tout de l'exactitude d'une imitation automatique...Dans certains cas, l'artiste — disons le mot — se livre, après la prise de vue, à un extraordinaire travail sur l'épreuveinitiale qui n'est guère qu'un prétexte.

On atténue certains plans, on éclaire certains détails : à force de calques, defiltres, d'écrans on finit par créer une image nouvelle, trop artificielle au gré de certains mais incontestablementoriginale et personnelle.Dans d'autres, le photographe nous donne à voir des images que nous n'aurions jamais vues et qui n'existeraient passans lui, puisqu'on ne peut les distinguer à l'oeil nu : cristaux agrandis, coupes végétales ou minérales, animauxmicroscopiques, sans parler des planètes, de la lune et du globe terrestre vus par les satellites...

Ces visionsfinissent par se confondre avec les créations les plus abstraites des peintres non figuratifs, et paraissent aussiéloignées de la réalité les unes que les autres...

On peut ne pas les aimer, mais il est impossible de leur refuser laqualité d'oeuvre d'art.Mais le texte de Baudelaire garde sa valeur.

Ne soyons pas injustes : Baudelaire n'est pas assez naïf pour ne pasvoir dès 1859 les possibilités de la photographie.

Il n'a pas connu les merveilles de la photographie et du cinémamodernes, mais il a connu d'excellents photographes et vu des images admirables.

Lui qui avait des idées si précisessur le portrait qui, disait-il, nécessite une immense intelligence — « Un bon portrait m'apparaît toujours comme unebiographie dramatisée, ou plutôt comme le drame inhérent à tout homme » -, a connu, en vérité, les plus beauxportraits du XIXe siècle, ceux de Carjat, ceux de Nadar, et les effigies qu'ils nous ont laissées de lui nous sont aussichères que les peintures de Courbet et de Fantin-Latour...Toutefois ce n'était pas ce genre de photographies que vilipende Baudelaire.

Il y eut à cette époque une véritableexploitation de la vulgarité et du mauvais goût populaire, sous prétexte de nouveauté.

Il reste dans les albumsanciens de ridicules scènes plus ou moins mélodramatiques, où des personnages déguisés à la Louis XIII rencontrentdes guerriers à grand casque, des dames en costume de cour, des montagnards avec plume à leur chapeau.

Ces'documents évoquent pour nous le théâtre filmé des débuts du cinéma muet, où l'on trouvait les mêmes attitudesoutrées, les visages grimaçants, les décors de carton pâte...

Et Baudelaire a raison de s'indigner : «En associant eten groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, enpriant ces héros de vouloir bien continuer, pour le -temps nécessaire à l'opération, leur grimace de circonstance, onse flatta de rendre les scènes tragiques ou gracieuses de l'histoire ancienne ».En y réfléchissant bien, et en pensant à de très nombreux films historiques, ou prétendus tels, dans lesquels. »

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