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La poésie chez Diderot

Publié le 05/04/2011

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   Qu'est-ce qu'il faut au poète ? Est-ce une nature brute ou cultivée, paisible ou troublée ? Préférera-t-il la beauté d'un jour pur et serein à l'horreur d'une nuit obscure où le sifflement ininterrompu des vents se mêle par intervalles au murmure sourd et continu d'un tonnerre éloigné, et où il voit l'éclair allumer le ciel sur sa tête ? Préférera-t-il le spectacle d'une mer tranquille à celui des flots agités ? le muet et froid aspect d'un palais, à la promenade parmi des ruines ? un édifice construit, un espace planté de la main des hommes, au touffu d'une antique forêt, au creux ignoré d'une roche déserte ? Des nappes d'eau, des bassins, des cascades, à la vue d'une cataracte qui se brise en tombant à travers des rochers, et dont le bruit se fait entendre au loin du berger qui a conduit son troupeau dans la montagne et qui l'écoute avec effroi ?    La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage.    C'est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à grands flots sur la terre, que le laurier d'Apollon s'agite et verdit. Il en veut être arrosé. Il se flétrit dans les temps de la paix et du loisir. Le Siècle d'or eût produit une chanson peut-être ou une élégie. La poésie épique et la poésie dramatique demandent d'autres mœurs.    Quand verra-t-on naître des poètes ? Ce sera après les temps de désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n'en ont pas été les témoins. N'avons-nous pas éprouvé, dans quelques circonstances, une sorte de terreur qui nous était étrangère ? Pourquoi n'a-t-elle rien produit? N'avons-nous plus de génie ?    Le génie est de tous les temps; mais les hommes qui le portent en eux demeurent engourdis, à moins que des événements extraordinaires n'échauffent la masse, et ne les fassent paraître. Alors les sentiments s'accumulent dans la poitrine, la travaillent ; et ceux qui ont un organe, pressés de parler, le déploient et se soulagent.

Le passage que nous avons à commenter est un extrait du Discours sur le poème dramatique qui fut imprimé avec le Père de famille en 1758. Diderot étudie dans cet ouvrage les problèmes que posent la mise en scène, le décor, les costumes, mais il y étudie aussi des problèmes de portée plus générale. Ayant constaté la décadence de la poésie, il en cherche les raisons et les trouve dans les conditions extérieures, physiques et sociales qui, selon lui, exercent sur le génie une influence décisive.    L'intérêt de cette page est de montrer comment Diderot conçoit la création poétique et ce qu'il pense du génie.    La création poétique.

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« définitive. D'ailleurs Diderot ne se borne pas à proclamer la nécessité de l'enthousiasme dans la création poétique, il insisteaussi sur les conditions qui peuvent — car le génie est nécessaire — sinon le provoquer, du moins le favoriser.

Cen'est pas dans la Société telle qu'elle est avec ses contraintes, ni dans les villes soumises aux exigences desconventions et des bienséances, ni même dans une nature cultivée et paisible que doit aller le poète, mais dans uncadre sauvage et tourmenté, au touffu d'une antique forêt, au creux ignoré d'une roche déserte, c'est-à-dire loin dela civilisation.

Alors seulement, il éprouvera des sentiments violents; comme il le dit de Dorval, le poète sera sous lecharme, c'est-à-dire en proie à une sorte d'enchantement et de sortilège.

Ce goût pour une nature tourmentée, oùne se montre pas la main des hommes, et qui favorise l'inspiration poétique, est déjà romantique.

Par delà Rousseau,qui goûtait la solitude, mais préférait une nature riante à un décor sauvage, Diderot annonce les goûts d'un René,entrant « avec ravissement dans le mois des tempêtes ».

Il semble être une de ces âmes tourmentées qui, au sièclesuivant, seront, elles aussi, hantées par les nuits d'orage, avides de sensations, un de « ces amants de la nuit, deslacs, des cascatelles », chers au cœur de la génération de 1820, qui seront plus tard raillés par Musset, quandcelui-ci sera revenu du romantisme et de ses excès. Le génie poétique. Étant donné la conception que Diderot se faisait de la création poétique, née avant tout de l'enthousiasme et loinde la civilisation, il était aussi amené à se demander et à dire en quoi consiste le génie poétique, et dans quellescirconstances il peut éclore.

Ce sont ces deux questions que nous allons examiner : A) On cite volontiers et naturellement, quand on veut connaître les idées de Diderot sur le Génie, l'article qu'il acomposé sur ce point au tome VII de l'Encyclopédie et paru en 1757; mais la page que nous commentons peut aussinous permettre de les connaître. Alors que les contemporains considéraient le génie poétique comme le résultat et l'expression d'une civilisationraffinée — c'est, par exemple, ce que soutient Voltaire — Diderot prétend, au contraire, que le génie poétique estfavorisé par un état social primitif.

De même qu'une nature physique tourmentée est le lieu d'élection du poète, s'ilveut sentir naître en lui l'enthousiasme, parce qu'il se sent alors à l'unisson avec elle, de même le génie nes'épanouira que s'il vit loin du froid aspect d'un palais, c'est-à-dire loin d'une vie mondaine qui ne permet pas àl'individu et à l'instinct de se déployer librement.

L'article Génie confirme et développe la thèse en faisant ladistinction entre le Génie et le Goût.

On y lit cette phrase : Le goût est souvent séparé du génie, et, plus loin : Lesrègles et les lois du goût donneraient des entraves au génie.

Il les brise pour voler au sublime, au pathétique, augrand.

C'était proclamer que le Génie ne peut s'accommoder de patience, de discipline et de méthode 1.

Allant plusloin, Diderot pense que l'homme de génie est celui qui sent s'agiter en lui un tumulte de passions.

{Les sentimentss'accumulent dans sa poitrine.) En un siècle où l'on a fait volontiers l'apologie des passions, Diderot, poussant l'idéeà l'extrême, affirme sa foi en leurs vertus créatrices, ce qui est conforme à ses théories philosophiques car, pour lui,la passion est naturelle, et la nature est bonne jusque dans ses violences. B) Les circonstances de son éclosion.

— Il suit de ce qui précède que le génie a besoin, pour éclore, decirconstances favorables.

Diderot constate que, de son temps, la grande poésie n'existe pas — et il n'a pas tort derelever cette lacune — mais il n'en conclut pas, comme les partisans des Anciens, que l'esprit humain est endécadence.

Il croit, au contraire, — comme les Modernes — que le génie est de tous les temps.

Si la grande poésien'existe plus, la faute en est, non pas à la nature, dont la puissance de création ne tarit jamais, mais au degré decivilisation qui, en assurant le loisir et la paix, c'est-à-dire l'ordre et le bonheur, laissent les âmes engourdies.

Lapoésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage, ce qui revient à dire, comme on le pensait de lapoésie homérique au 18e siècle, qu'elle ne peut naître que dans les époques violentes et anarchiques, où les espritsne sont ni civilisés ni polis, ni soumis à une norme, c'est-à-dire à une règle, car tout s'affaiblit en s'adoucissant. Ce principe posé, Diderot suppose que les génies reparaîtront après les temps des désastres et des grandsmalheurs, autrement dit, lorsque des sentiments violents auront frappé l'imagination; il en donne, comme exemple, lafureur de la guerre civile ou du fanatisme, armant les hommes de poignards, mais permettant au laurier d'Apollon des'agiter et de verdir, c'est-à-dire au génie poétique de s'épanouir.

Il s'est expliqué sur ce point dans ses Penséesphilosophiques, alléguant, comme exemples historiques à l'appui de sa thèse, les temps où le peuple romain sedévorait lui-même ou dévorait les autres nations, ou encore, l'époque qui suivit les massacres de la Ligue et de laFronde. Peut-on voir dans cette remarque une sorte de pressentiment de la renaissance poétique qui, au XIXe siècle, suivrales guerres de la Révolution et de l'Empire? Ce serait beaucoup dire, car les premières œuvres poétiques de Hugo oude Lamartine n'offrent rien d'énorme, de barbare et de sauvage.

Elles ont été écrites par de jeunes hommes quin'avaient pas été personnellement témoins de la tourmente révolutionnaire.

On peut seulement remarquer que cesvingt années de guerres et de massacres ont pu contribuer à renouveler la sensibilité et à affranchir le moi, encorequ'un tempérament passionné et individualiste, comme celui de Diderot, soit précisément antérieur à la Révolution. Quoi qu'il en soit, l'idée de Diderot, opposant génie et civilisation, enthousiasme et rationalisme, et prétendantfonder la poésie sur des forces obscures enfin déchaînées, était destinée à exercer une influence profonde.

Elleannonce l'exaltation de l'individualisme et l'affranchissement de toute convention, aussi bien sociale que littéraire qui. »

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