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L'amitié peut-elle encore exister dans l'univers d'En Attendant Godot ?

Publié le 29/06/2012

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L’amitié peut-elle toujours exister dans l’univers d’En Attendant Godot ? Beckett met en scène dans sa pièce deux couples d’individus qui semblent partager ce lien. En ce qui concerne Estragon et Vladimir, il est vrai que l’on peut parler d’une réelle amitié, d’un vrai lien qui les unit. Ils s’inquiètent l’un pour l’autre, se protègent et cela même s’ils se disputent. Cependant, l’amitié réduite parait être aussi une l’amitié avec soi-même sur fond de discorde, l’amitié n’est possible que dans l’intériorité d’un homme et encore elle est d’une diversité du raisonnable et du sensible que le malheur réconcilie tant bien que mal : c’est une amitié, donc, malgré l’incompréhension, car la coexistence infernale ne peut être que oubliée provisoirement par la satisfaction des appétits.

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« pour nous donner l'impression d'exister ».

Mais l'on comprend que cette question de l'élastique maintient encore une forme de libre arbitre qui permet auxpersonnages à tout point de discuter d'une possible séparation ; disons que l'imaginaire élastique offre la possibilité d'une nuance dans les rapports qui unissent lesprotagonistes.

Il n'en sera pas de même lorsque le lien sera rude, plutôt rêche et plus rigide entre deux êtres.

Autrement dit, lorsque la corde remplace l'élastique, lesrapports humains sont singulièrement modifiés.Mais l'amitié selon Beckett est également un simulacre d'amitié : les relations entre Vladimir et Estragon sont davantage les aléas d'une ancienne amitié qui tente dese maintenir coûte que coûte.

Il s'agirait alors de donner à voir une sorte de parodie de l'amitié qui ne tient qu'à un fil : celui de la parole dramatique, paroleintarissable qui interdit d'épuiser l'amitié et qui permet de la faire perdurer dans une vie épuisée par la réitération de l'attente.

Si les deux individus restent ensemble,c'est d'abord parce qu'ils sont habitués à l'usure d'une compagnie très ancienne (il y a cinquante ans que ça dure).

Leurs relations semblent donc représenter une imaged'amitié fondée, non sur les sentiments, mais sur un interminable échange de paroles : leur amitié ne tiendrait donc qu'à un fil, celui de répliques intarissables quiévitent d'épuiser les rapports et permet de les maintenir coûte que coûte.

Toutefois, à considérer le spectacle dérisoire de ces deux bonshommes, il est possible dedistinguer deux aspects de leur entente, fondée à la fois sur l'épurement des sentiments tangibles et sur la nécessité de subsister ensemble.

Les quatre personnages dela pièce sont construits par rapport à un double (Estragon et Vladimir et Pozzo et Lucky), à qui ils font écho et qu'ils complètent, et qui sont interdépendants(Estragon a besoin de Vladimir qui est moins "insouciant" - il semble notamment qu'il se fasse battre chaque soir, et Vladimir est là pour le protéger, Vladimir abesoin d'Estragon qui l'aide à passer le temps, qui l'écoute.

De la même façon, si Pozzo semble dominer Lucky initialement, il en est totalement dépendant quand ildevient aveugle ; et même quand il ne l'est pas encore, Lucky est un peu son "double", sans qui il ne peut certainement pas se définir (ex.

: il lui importe que Luckyl'écoute quand il parle, il a donc besoin de lui - pour avoir de la reconnaissance), de la mort (ça rejoint aussi le thème du temps, du côté cyclique, vain...), de lacondition humaine (Vladimir et Estragon, Pozzo et Lucky sont vraiment misérables - réduits à attendre quelqu'un qui n'existe probablement pas et à manger desnavets à défaut d'avoir des carottes, à recommencer chaque jour exactement comme le précédent sans même s'en rendre compte - routine -).

On peut voir en eux lereflet (caricaturé/exacerbé/modifié) de notre société et particulièrement la simulation des rapports amicaux uniquement joués par des intérêts personnels respectifsentre les personnages.La nécessité d'être deux serait plus exactement explicable, dans En Attendant Godot, par une peur lucide face à l'existence.

Elle correspondrait à une sorte depragmatisme sans concession qui proviendrait de la prise de conscience que la sociabilité n'est fondée que sur la volonté, non pas d'être ensemble, mais de subsisterensemble.

Cette démystification des rapports humains, (que l'on croyait motivés par l'échange, la réciprocité des sentiments, l'affection) permet de se rendre compteque nous vivons les uns à côté des autres par peur tout simplement d'être seuls.

Et même si le corps de l'autre dérangeant (« tu pues l'ail »), son intimité et saproximité son les conditions de notre fragile bonheur.

La sorte d'amitié qui lie Vladimir et Estragon répond à l'état de solitude, de raréfaction, de silence qu'a construitpatiemment la dramaturgie beckettienne.

On comprend, d'un point de vue dramatique, la fertilité d'une telle situation : le spectateur assiste à une volonté permanentede séparation doublée de la volonté de rester aux côtés de l'autre parce qu'il me divertit de ma condition ; mais cette union élémentaire est aussi fondamentale dans lesens où l'autre m'est nécessaire pour me suicider.

Chez Beckett, on a besoin de l'autre pour mourir.

Ces hommes sont indéfectiblement liés par la peur de la finitude,par l'angoisse de la solitude et par le désir d'en finir, mais à deux, pour ainsi dire simultanément.

La seule véritable action de la pièce tourne autour de cette questiondu suicide ; celle-ci revient à la toute fin de l'œuvre, comme un thème obsessionnel : « Estragon – Viens voir.

(Il entraine Vladimir vers l'arbre.

Ils s'immobilisentdevant.

Silence.) Et si on se pendait? » La relation à l'autre ressemble à un compromis fondé sur un contrat humain assez peu commun : celui de la promesse mutuellede vivre ensemble parce qu'on ne peut mourir ensemble, parce que le poids de l'un est supérieur à celui de l'autre.

Reste alors une seule solution : supporter l'existenceà deux. On semble croire que c'est l'amitié qui scelle le lien entre les personnages de la pièce, que celle-ci explique leur cohabitation.

Mais en réalité, il s'agirait que d'unsimulacre d'amitié, il serait en vérité plutôt question d'une solitude à deux, d'une peur d'être seul plutôt qu'une envie d'être ensemble.

Les personnages semblent subirla présence de l'un et de l'autre, il s'agit d'être deux pour subir la vie (ou la mort ?).

D'ailleurs, à de nombreuses reprises dans la pièce, les personnages de Didi et Gogoenvisagent de se séparer l'un de l'autre, envisageant une vie meilleure sans l'autre, mais le besoin de l'autre est plus important.

Cette simulation d'amitié que nous offreSamuel Beckett met en évidence que dans son univers, il est difficile de savoir si amitié il y a ou non.

Par ailleurs, l'auteur nous sert un traitement particulier del'amitié entre comédie et tragédie. Dans cette pièce, Beckett donne une vision spécifique à l'amitié, il la place dans une orbite spéciale : tout d'abord, il utilise une mise en scène et des répliquesincongrues pour mettre en avant et exploiter les sentiments de ses personnages.

Il nous offre une vision paradoxale des rapports qu'entretiennent les être humains.Pour cela, il mélange le comique et le tragique afin de mettre en évidence, la complexité de l'existence de l'amitié dans son univers.La pièce est écrit sous la forme d'un long monologue intérieur débité par un personnage qui, n'ayant rien à dire, continue cependant de parler dans un universdépeuplé, état de fait qui importe peu puisque ce personnage est presque aveugle.

Ce sont donc ses images intérieures, ses différentes impressions personnelles quiconstitueront le sujet du récit.

Sur cette scène fantasmatique surgissent soudainement deux êtres dont la présence rappelle celle de Vladimir et Estragon.

Un certainnombre de renseignements concernant les conceptions littéraires de Beckett peuvent être ici exploités pour mieux comprendre cette œuvre.

Tout d'abord, les hommesne sont que des formes, des esquisses d'être, un peu comme si l'appartenance à l'espèce humaine se réduisait à une sorte d'essence quasi absente, comme si l'existencen'était remplie de rien, ou d'une forme de vide, fondateur d'une vanité fondamentale.

Ensuite, la notion de couple, à laquelle nous nous étions nous-mêmes attachés,est elle aussi un simulacre : il semblerait dès lors que, pour Beckett, les relations intersubjectives soient impossibles ou illusoires ; qu'elles se fondent sur la confusiondes paroles, des sentiments, d'interrelations faussées ou perverties ; que rien, finalement, n'est sûr dans l'échange, et que l'appariement de deux êtres n'est pas toujoursfaux-semblant.

Enfin, notons que les deux personnages entreront de nouveau dans le « champ », qu'il faut entendre comme champ de vision : le regard intérieur dupersonnage monologuant serait ici l'équivalent de ce que sera le regard du spectateur de la pièce lorsqu'il verra évoluer, rentrer et sortir, de la scène au hors-scène, lesdeux protagonistes, ombres humaines qu'il conviendra de mieux observer, comme l'entomologiste observe d'inconnus et étranges insectes.Ces rapports paradoxaux symbolisent probablement les relations humaines, où la réciprocité nécessaire côtoie la plus extrême des cruautés.

D'un côté, Pozzo entendvendre son compagnon et fait fi de son humanité la plus simple puisque « A vrai dire, chasser de tels êtres, ce n'est pas possible.

Pour bien faire, il faudrait les tuer ».De l'autre, au second acte, les deux personnages sont encore ensemble, plus diminués mais toujours liés.

Il n'en reste pas moins que la présence de Pozzo et de Luckyprovoque également chez Vladimir et Estragon des réactions violentes.

Leur présence est ce qui déclenche chez eux une forme de sadisme primaire : ce qui lesdivertit, c'est la souffrance de l'autre, sa faim, sa perte, sa désorientation, sa cécité ou son apathie.

N'oublions jamais qu'ils bourrent de coups de pieds les deux autrespersonnages et qu'ils se plaisent à contempler la misère de Lucky.

A cet égard, la sortie, certes comique de Pozzo et de son "knouk" est significative.

Tout peut êtreregardé, même la scandaleuse souffrance de l'autre, pourvu que l'on oublie l'attente de Godot : rien de plus divertissant qu'un tel spectacle clownesque qui, dans lemême temps, dévoile la propension de l'homme à accepter n'importe quelle domination, fût-ce dans le décor le plus appauvri d'une vie sans réelle signification.

Onaura compris que l'intention de Samuel Beckett est de donner à voir à son public deux personnages placés dans un décor minimaliste, n'ayant rien d'autre à faire qued'attendre un être qui tarde à venir et qui ne viendra certainement jamais.

L'action théâtrale s'en trouve appauvrie ; le rôle des protagonistes est réduit à une formed'épurement extrême ; la fonction d'un langage dont la signification est raréfiée ne revêt qu'un minimum d'intérêt.

Dans ce contexte de crise de la représentation, ilconvient de saisir quels peuvent être les rapports qu'entretiennent deux individus exhibés d'une manière clownesque quasi désertique.

Les relations interindividuellessemblent fondées, à première vue, sur l'impossibilité de quitter l'autre.

Les velléités de départ sont nombreuses dans la pièce, mais les deux compères reviennenttoujours l'un vers l'autre.

Dès l'exposition, la chose est entendue : le désir de quitter l'autre est suivi d'une envie de revenir.

L'association est donc nécessaire, même sielle parait dérisoire, même si l'alliance est le plus souvent fragile et sujette à interrogation.Dans ce monde du vestige et du questionnement perpétuel, du ressassement et de la dérision, dans cet univers décentré et orienté vers sa fin qui n'en finit pas, dans cecosmos théâtral du creusement, de l'exacerbation de l'absurde, l'amitié doit être reconsidérée sous l'angle double de la comédie et de la tragédie.

Dans cette forme dequestionnement de l'amitié, Beckett n'analyse pas les racines qui fondent ou qui nourrissent, mais il nous situe au bout d'un arbre à feuille unique dont la branchesymbolise le désir de pendaison, là où même mourir ensemble serait impossible.

Le texte rit des ultimes conditions : le jeu des chapeaux, les coups de pied, lagestuelle, les accessoires, la mécanique des êtres, les embrassades ou encore les chutes.

En bref, tout cet univers de la caricature fonctionne comme le contrepointcomique de la finitude humaine où doit s'inscrire le concept d'amitié.

Vladimir et Estragon sont certainement des amis, mais d'une autre trempe que celle à laquellenous sommes habitués.

La richesse du traitement de l'amitié réside, chez Beckett, dans l'adoption simultanée des deux perspectives antithétiques du rire et des larmes.Dans cette dialectique des pleurs et de la dérision, l'auteur, en définitive amical, nous oblige à maintenir une interrogation profonde sur les fondements de notrerapport à l'autre.

De fait, l'improbable amitié devient une amitié innommable : celle qui se maintient éperdument dans l'attente.

Cette amitié indéfectible consisterait àaccompagner l'autre dans les ultimes retranchements de l'attente.. »

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