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L’art de Camus dans « La peste »

Publié le 23/01/2020

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« LA STYLISATION INVISIBLE, C’EST-A-DIRE INCARNÉE »

Mais déjà nous avons deviné, sous ces phrases, la figure vraiment étonnante du docteur Rieux. On pourrait presque dire que le personnage est né des exigences littéraires de Camus, autant que de son rôle pendant l’épidémie... Dès lors que Camus s’était résolu à écrire une chronique pour les raisons impérieuses que nous avons vues (p. 16), dès lors qu’il se donnait à juste titre pour modèle l’humble grandeur classique, faite de souffrance dominée, de rigueur volontaire, de mesure, c’était bien « l’honnêteté » profonde de Rieux3, sa fidélité au quotidien, qui devaient se manifester constamment, dans l’écriture même, pour imposer sa couleur au livre. Elles seules permettraient de garder, avec la diversité nécessaire, l’harmonie. « Toute unité qui n’est pas de style est une mutilation, dira Camus. La stylisation suppose en même temps le réel et l’esprit qui donne au réel sa forme. Le grand style est la stylisation invisible c’est-à-dire incarnée 2 »... Rieux, à tous les points de vue, devenait non pas le héros mais l’homme 3 du livre, l’incarnation non plus seulement d’une idée parmi d’autres face à l’absurde, mais de la lutte réelle de tous.

LA PREMIÈRE VERSION DE L’ŒUVRE

Car cette nécessité littéraire correspondait à la nécessité philosophique. L’analyse de la première version de La peste * nous le confirme sans aucun doute possible, l’œuvre jusque-là ne pouvait pas quitter « le point zéro » puisqu’elle affirmait encore, comme L’étranger, « la nudité de l’homme en face de l’absurde », - « l’équivalence profonde des points de vue individuels en face du même absurde 5 ». Tarrou, Rieux, Cottard (qui ne tentait pas de se suicider), Gonzalès, le sportif désœuvré qui « met des buts » dans les bouches d’égout, le petit vieux qui crache sur les chats, le vieil Espagnol asthmatique qui

1. La peste, p. 164.

2. L'homme révolté, p. 334 & 335.

3. La peste, p. 253.

4. Voir l’étude de Roger Quilliot dans le volume de la Pléiade : Camus, Théâtre, Récits, Nouvelles, p. 1935.

5. Carnets, t. II, p. 36.

Presque toujours le style indirect est ainsi employé par Camus de façon démystificatrice. Il nous rapporte les arguments de Paneloux, des journaux, en les dégonflant en quelque sorte de toute rhétorique, réduits à leur substance nue et. par là même rendus inefficaces. Seules demeurent telles quelles les phrases que Camus entend imposer à notre souvenir soit pour qu’elles nous convainquent, soit pour que, confrontées au réel quelques pages plus loin, elles nous révoltent.

Ailleurs, le style indirect accentue l’humour. La peste se joue d’autant plus des pronostics administratifs que ceux-ci restent non vécus en quelque sorte, puisque à peine parlés :

« Le graphique des progrès de la peste, avec sa montée incessante, puis le long plateau qui lui succédait, paraissait tout à fait réconfortant au docteur Richard, par exemple. « C’est un bon, c’est un excellent graphique », disait-il. Il estimait que la maladie avait atteint ce qu’il appelait un palier. Désormais, elle ne pourrait que décroître... La préfecture... se proposait de réunir les médecins pour leur demander un rapport à ce sujet, lorsque le docteur Richard fut enlevé par la peste, lui aussi, et précisément sur le palier de la maladie » (p. 234). Ailleurs encore, par une sorte de réserve pudique mais qui souligne davantage certaines idées auxquelles il tient, c’est le narrateur lui-même qui met au style indirect ses propres pensées, comme il fait pour celles des autres. Il introduit de cette façon, par exemple, le grand passage essentiel sur le moment qui arrive toujours dans l’histoire « où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort » (p. 135)... Enfin, et la plupart du temps dans les analyses générales, le style indirect se dilue, tellement dans la chronique que l’on ne peut plus savoir à quel moment

dans le repos, il a besoin psychologiquement de cette tâche nouvelle; c’est ainsi seulement qu’il se rendra prêt à réaccueillir un jour, peut-être, ce qu’il faut toujours désirer : la tendresse humaine (p. 300).

LA JUSTESSE DE L’OBSERVATION

Tels sont les personnages du livre. Bien sûr il peut sembler puéril qu’ils se divisent ainsi en personnages négatifs, qui meurent, et positifs, qui sont sauvés. Le destin n’est pas si absurde que cela, pourrait-on dire. Aidé par l’auteur, il choisit bien. Il faut même ajouter que les personnages négatifs sont des personnages sans femme, Tarrou, Paneloux, Cottard, tandis que Grand, Castel, Rambert, Rieux connaissent encore l’amour, même Grand dont le cœur demeure tout illuminé du souvenir de Jeanne... En fait le réalisme du livre est si puissant que la plupart des lecteurs, j’en suis sûr, ne s’aperçoivent même pas de cette division, bien loin de la trouver arbitraire. Camus, comme tout le monde, détestait les romans à thèse, et comme chaque auteur, il en écrivait ! Que valent les œuvres sans idées, étrangères aux problèmes vécus de leur créateur?

Les notations de Camus sont la plupart du temps si justes, si émouvantes dans leur simplicité, que les personnages y prennent aussitôt une vérité impossible à mettre en doute, même si nous nous apercevons après coup que c’est l’auteur qui règle leur existence. Nous pouvons choisir entre eux pratiquement selon nous-même, les uns préfèrent Tarrou, les autres Rieux ou Castel, les autres même, assez nombreux, la simplicité pathétique de Grand, l’entêtement de Rambert.

Écoutons le narrateur évoquer pour nous la fatigue énorme de la peste par la seule peinture d’un visage :

« Rieux communiquait à son vieil ami (Castel) les dernières statistiques, quand il s’aperçut que son interlocuteur s’était endormi profondément au creux de son fauteuil. Et devant ce visage où, d’habitude, un air de douceur et d’ironie mettait une perpétuelle jeunesse et qui, soudain abandonné, un filet de salive rejoignant les lèvres entrouvertes, laissait voir son usure et sa vieillesse, Rieux sentit sa gorge se serrer » (p. 191-192).

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« pos1t1ve, significative, creee par l'homme et pour l'ho=e, soit irréfutable co=e la nature, existant avec la même force calme qu'un bois de pins devant la mer ? Co=ent espérer cette victoire, à quel prix? LES DOUTES Certaines pages des Carnets sont des cris de détresse d'autant plus poignants peut-être que Camus les éloigne de lui en quelque sorte au moment où il les prononce, en feignant par des guillemets de les attribuer à un autre, comme s'il s'agis­ sait encore une fois d'un passage de roman : cc Quelquefois, après toutes ces journées où la volonté seule commandait, où s'édifiait heure par heure ce travail qui n'admettait ni distraction ni faiblesse, qui voulait ignorer le sentiment et le monde, ah! quel abandon me prenait, avec quel soulagement je me jetais au cœur de cette détresse qui, pendant tous ces jours, m'avait accompagné.

Quel souhait, quelle tenta­ tion de n'être plus rien qu'il faille construire et d'abandonner cette œuvre et ce visage si difficile qu'il me fallait modeler.

]'aimais, je regrettais, je désirais, j'étais un homme enfin ...

...

Le ciel désert de l'été, la mer que j'ai tant aimée, et ces lèvres tendues 1, " Jusqu'à la fin, ces doutes le hanteront, -que ce soit pendant ce triste hiver 1942-1943 lorsqu'il travaille solitaire, soignant sa tuberculose en Auvergne, et que le débarquement allié d'Afrique du Nord, l'invasion de la cc zone libre " par les troupes allemandes le coupent brutalement de sa femme, de sa mère, de son pays, -ou beaucoup plus tard, en 1946, lorsqu'il ne sait absolument plus, co=e tant d'écrivains, si ce qu'il COIQ.pose avec tant de soin mérite la moindre audience : cc Peste "· De toute ma vie, jamais un tel sentiment d'échec.

Je ne suis même pas sûr d'arriver au bout.

A certaines heures, pourtant 2 ...

Il continue, malgré la maladie, les découragements, les grandes tâches de la Résistance et de la Libération, malgré les responsabilités, clandestines ou officielles, de Combat.

1.

Carnets, Il, p.

49.

2.

Carnets, II, p.

174.

- 45 -. »

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