L’art du romancier - THÉRÈSE DESQUEYROUX de MAURIAC
Publié le 02/03/2020
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feu dévastateur des forêts, pluie diluvienne. L’âme, quand elle est à la torture, appelle la fin du monde : Thérèse est dans l’attente d’un tremblement de terre; rêve d’un incendie qui embraserait les pinèdes et les bourgs, imagine une sécheresse éternelle : « Il ne pleuvrait jamais plus », ou une pluie sans fin : « Comment imaginer qu’il puisse un jour ne plus pleuvoir? Il pleuvra jusqu’à la fin du monde » (p. n, 150). Il est des moments où elle voudrait unir sa violence à celle de la nature, pour que le feu fasse rage, pour que s’élève, obscurcissant l’aube, salissant la lumière du jour, une immense fumée. Pourtant, aux soirs heureux des étés d’autrefois, Thérèse voyait avec horreur Anne, de son calibre 24, « viser le soleil comme pour l’éteindre » (p. 36). Jeune être « radieux », Thérèse, lumineuse elle-même, s’accordait alors à la lumière du ciel. Mais, déjà il y a en cette lumière une pureté impitoyable. Le bel été est déjà un « été implacable » (p. 34) dont ronfle la fournaise dans le crépitement d’étincelles des cigales. Au plein du jour, « le feu du ciel assiège les hommes » (p. 35), les contraint à se replier, à chercher le refuge des salons ténébreux,.l’abri obscur des cabanes. Seule la passion irritée d’Anne peut soutenir au-dehors, à découvert, la violence du soleil. Véritable fournaise d’où coule le métal fondu de la lumière, la campagne landaise se révèle alors comme un enfer qui calcine et dessèche les âmes. Aujourd’hui, Thérèse montre une « face de brûlée vive »; « de son temps d’Argelouse, elle gardait une figure comme rongée » (p. 19, 183).
UN UNIVERS DE VIOLENCE
Brûlée vive, comme une sorcière, dans les feux d’une inquisition qui s’entend à ramener à l’ordre, ou à détruire : le climat torride d’un pays renvoie à l’atmosphère ' suffocante d’un milieu social. Le jour où Thérèse est entrée dans cette famille, - « au plus épais d’une famille » -, elle était « pareille à un feu sournois qui rampe sous la brande » (p. 43). Son étrange vocation était d’enflammer. Mais elle a été à temps piétinée, mise hors d’état de nuire. Quand elle est revenue à Argelouse, après le non-lieu, en son cœur peut-être, comme en l’âtre, « des tisons vivaient encore sous la cendre » (p. 135). Mais que reste-t-il de vivant en elle au terme de sa séques
mules qu’il répète. « C’est la santé », aime-t-il à dire en comptant les gouttes de son médicament. C’est une maladie, par contre, d’être juif : les Azévédo ne sont-ils pas, .« avec ça, tuberculeux; toutes les maladies... » (p. 42). Son opinion est celle de toutes les personnes de bon sens; aussi évalue-t-il avec assurance les choses, les êtres, les sentiments, à leur prix exact : prix d’un repas au restaurant : « Il ne faut pas leur en laisser : au prix que ça coûte, ce serait dommage », - d’un vin : « Pristi, ils ne le donnent pas », - ou d’une passion : s’éprendre, comme Anne du fils Azévédo, c’est, pour lui, « s’amouracher » (p. 56, 55, 49). Les mots de Bernard résument la pauvreté de son imagination, la sécheresse de son cœur, sa mesquinerie, son amour de soi et son mépris des autres; la médiocrité enfin de ses ambitions : « la famille » : peu de phrases de lui où ne figure ce mot clef qui renvoie à la seule valeur qu’il connaisse, la respectabilité bourgeoise.
Avec Madame de la Trave, nous parvenons à une sorte de virtuosité dans le maniement du cliché; ses propos constituent un recueil d’expressions stéréotypées, de lieux communs mis bout à bout. La banalité du langage atteint un comble et révèle la banalité totale d’un esprit uniquement occupé de petites malveillances, de petits calculs : « Le père pense mal, c’est entendu » disait-elle de Monsieur Larroque, avant le mariage ; mais « il a le bras long. On a besoin de tout le monde » : n’est-il pas bon » d’avoir un pied dans les deux camps »? (P- 39> 32).
Mêmes proverbes, mêmes formules, même platitude, dans le langage de Monsieur de la Trave ou du fils Deguilhem : « On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs... elle nous remerciera un jour », dit l’un pour excuser sa sévérité envers Anne; « ces salons de campagne, il ne faut pas essayer de les chauffer » dit l’autre, attendant que Thérèse paraisse; ou encore : « Il y a toujours tant de choses à faire dans une maison » (p. 64, 160, 164). Et les beaux discours de Jean Azévédo lui-même ne sauraient faire longtemps illusion : ils offrent seulement une autre variété de clichés. Tous ces fantoches parlent un langage également impersonnel, et pourtant chacun a sa façon à lui de répéter des formules, qui traduit la nuance particulière de sa médiocrité. Madame de la Trave a le bavardage méchant, son mari cache mal sa faiblesse, Jean est affecté et prétentieux, et le fils Deguilhem terre à terre.
«
r voiture, cette petite tête qui cherche partout appui, contre le
cuir de la calèche, contre la vitre du wagon, contre le dossier
d'un fauteuil; elle est une voix moqueuse, un regard insistant,
un charme inexplicable; et ce visage rongé, cette face de
brûlée vive, ce masque de douleur sous lequel un regard
attentif devine peut-être encore les traits purs de l'enfance.
Qui sait déchiffrer un visage, peut en effet y lire les
secrets d'une aventure intérieure.
Nos paroles aussi nous
révèlent, à qui dans certaines habitudes de langage discerne
les intentions cachées, les mécanismes de pensée, les plis
de l'esprit.
Il y a au théâtre des mots qui peignent l'âme,
qui trahissent un caractère, et parfois le jugent.
Il y a de même
dans Thérèse Desqueyroux des propos qui éclairent et qui
accablent, des répliques qui démasquent un être.
Cet art.tout théâtral de peindre par les paroles, Mauriac
le pratique particulièrement pour camper les personnages de
la comédie bourgeoise.
Peinture féroce.
Mauriac a pour· son
horrible empoisonneuse une évidente pitié, parce qu'il sait
que cette misérable connaît sa misère; niais il dénonce sans
faiblesse ceux qui, autour d'elle, affichent leur contentement
de soi.
Le " tout est bien qui finit bien " (p.
16) de l'avocat
Duros, le« Je l'ai échappé belle" (p.
115) du docteur Pédemay,
les peignent cruellement l'un et l'autre dans leur égoïsme et
leur vanité : il s'agit moins pour eux de sauver ou de guérir,
que d'obtenir la gloire d'une cure ou d'une cause, et d'éviter
la concurrence d'un confrère de Bordeaux.
Ces mots où ils se découvrent si ingénument sont, on
le remarquera, des expressions toutes faites; voilà sans doute
pourquoi ils les emploient sans méfiance.
Ils croient énoncer
des vérités évidentes, traduire des sentiments communs;
ils nous pensent complices ou convaincus, et s'étonneraient
de ne pas nous voir partager leur point de vue.
Aussi Bernard
s'irrite-t-il de ce que Thérèse ne donne jamais les réponses
désirées, les répliques attendues; au lieu de faire écho à son
mari, il faut toujours que cette femme montre de l'esprit,
fasse des phrases; invente des paradoxes : besoin de discuter,
plaisir de couper les cheveux en quatre, de tout compliquer.
Bernard, lui, est un simple : il s'en tient aux définitions éta
blies, aux jugements péremptoires par lesquels les gens de
son milieu ont une fois pour toutes décidé la différence du
bien au mal, du sain au malsain.
Il pense, il parle, par for-
- 65 -
_J.
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