Le bonheur dans Le meilleur des mondes d'Huxley
Publié le 24/01/2020
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Car, pour les Administrateurs, lorsque l’affectivité de l’être humain ne peut s’investir que dans un petit nombre d’objets, dans le cadre limité de la famille ou de la relation monogamique, elle se concentre nécessairement. Et c’est ce processus de concentration qui produit les sentiments profonds, les passions intenses et exclusives. Or, quand on aime avec passion, on risque toujours d’endurer les affres de la jalousie, le chagrin d’être incompris ou abandonné, l’humiliation d’être repoussé, l’insupportable torture de voir souffrir, mourir peut-être la (ou les) personne(s) aimée(s); en un mot, quand on aime vraiment, on risque toujours d’être malheureux. Pour préserver les hommes du malheur, il faut donc les empêcher d’aimer, d’éprouver des sentiments, et pour qu’ils n’éprouvent pas de sentiments, il faut faire en sorte que leur sensibilité s’affaiblisse en se diluant et se dilue en se dispersant sur une multitude d’objets1.
Voilà pourquoi les Administrateurs, tirant les conclusions logiques de leur raisonnement, ont, d’une part, supprimé la famille grâce à l’ectogenèse et, d’autre part, rendu impossible toute relation amoureuse durable et profonde par l’instauration d’une sorte de communisme sexuel.
Le communisme sexuel dans le Meilleur des Mondes
On sait que la théorie du communisme sexuel a été développée par des écrivains et penseurs d’inspiration utopiste comme Sade ou Fourier. Au-delà des différences qui existent entre ces auteurs, et sur lesquelles il serait inutile, ici, de s’étendre, cette théorie repose sur un principe fondamental qu’Huxley formule en ces termes : chaque individu doit devenir «la propriété sexuelle commune de tous» (Préface, p. 12). Les tenants du communisme sexuel estiment que, chacun étant en droit de satisfaire son désir, nul ne l’est par conséquent de se refuser au désir d’autrui. La mise en pratique de ces
1. Idée que Mustapha Menier exprime de la façon symbolique suivante, quand il s’adresse à un groupe d’étudiants au chapitre 3 : «Représentez-vous de l’eau sous pression dans un tuyau. [...] Je le perce une fois. [...] Quel jet!» Il le.perça vingt fois. Il y eut vingt petits jets d’eau mesquins» (p. 5 9).
c’est en s’affrontant au monde pour satisfaire ses besoins et ses appétits, c’est en se trouvant en situation de décider ou de faire des choix que l’être humain se définit et prend conscience de lui-même. Dans l’univers de facilité du Meilleur des Mondes, où tout lui est donné, l’homme n’est donc guère en mesure de devenir vraiment conscient de sa vie et de son être. Dans un tel univers, la volonté d’instaurer le bonheur matériel total se conjugue avec le refus utopique de l’individualité pour tendre vers une dépersonnalisation absolue des hommes.
«
«Au travail, au jeu, à soixante ans, nos forces et nos
goûts sont ce qu'ils étaient à dix-sept ans» (p.
7 5 ), déclare
non sans fierté Mustapha Menier.
Grâce à toute une série de traitements médicaux adéquats, les habitants du Meil
leur des Mondes jouissent jusqu'à leur mort d'un parfait
état de jeunesse et de santé.
Un tel résultat s'obtient, il est
vrai, au prix d'un léger raccourcissement de la durée
moyenne de la vie.
«La jeunesse à peu près intacte jusqu'à
soixante ans, et puis, crac! la fin», souligne Bernard Marx
(p.
13 l).
Mais cette fin consiste en une mort rapide qui frappe
des sujets rendus inconscients par les drogues calmantes
ou euphorisantes.
La suprême épreuve qu'est la mort est
donc estompée, atténuée.
Dans les hôpitaux spécialisés du
Meilleur des Mondes, les moribonds ne se rendent même
pas compte qu'ils vivent leurs derniers instants.
Non
seulement les douleurs physiques leur sont épargnées,
mais encore, jusqu'à la fin de leur brève agonie, ils sont
protégés de l'angoisse de mourir, d'une angoisse qu'ils
n'auront d'ailleurs, en fait, jamais connue au cours de leur existence puisqu'on les a conditionnés dès leur plus jeune
âge à accepter leur disparition, à ne pas la considérer
comme «quelque chose de terrible» (p.
230).
Ces dispositions prises pour adoucir la mort, comme
celles qui permettent d'abolir la vieillesse, ne répondent
pas, bien sûr, à la seule volonté de supprimer des
souffr!J.nces physiques.
Dans l'esprit des responsables
de l'Etat Mondial, il s'agit tout autant d'éliminer la
souffrance morale -la terreur de la dégradation corpo
relle, la hantise de la déchéance, l'épouvante face au
trépas.
UN MONDE SANS PASSIONS
De manière générale, d'ailleurs, les maîtres du Meilleur
des Mondes ont cherché à détruire toute forme de
douleur morale, en quelque domaine que ce soit.
Pour
cela, ils ont éliminé ce qui peut faire connaître à l'homme
ce type de douleur, c'est-à-dire les sentiments et les
occasions d'en ressentir.
Et dans un tel but, ils ont
notamment proscrit du Meilleur des Mondes la famille et
la relation monogamique..
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