Devoir de Philosophie

Le Clézio : L'Inconnu sur la terre : Le sommeil

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

C'est bon de dormir. La nuit, quand tout est arrêté, là, dans les rues de la ville, quand les bruits sont retombés et qu'il ne reste que la lumière froide des lampadaires, et quelquefois la lune ronde au-dessus de la mer, je sens le sommeil venir de toutes parts, comme une brume, comme un gaz. Il monte des coins noirs, il emplit les cours et les escaliers, il rôde dans les rues vides, sur les toits des immeubles, il règne dans le ciel obscur. Le sommeil est pareil à une personne aussi, parce qu'il regarde et interroge, et son regard vous fait perdre l'équilibre, vous pousse hors de la terre. On tombe, comme si on avait oublié les lois qui vous attachent, on bascule et on tombe, devant les quantités de fenêtres vides. Son regard vient de l'espace sidéral, mais d'où ? Regard sans yeux, lumière noire, qui se mêle à l'ombre de la nuit et vous efface. Le regard appuie sur une certaine zone, au fond de vous du côté du plexus solaire (1) peut-être, ou bien sur le thymus (2). Appuie, sans faire mal, anéantissant au contraire toute douleur, élargissant une tache d'anesthésie. Le regard voit aussi dans notre cerveau, et lentement, progressivement, tout devient bois, pierre, eau, nuage. Tout se referme, rentre en sa coquille, se love, s'oublie. Votre corps bascule, roule en boule, se confond avec quelque carapace de bousier (3), au bord du chemin. La vie ne se retire pas, non, elle cesse seulement de voir, de sentir, de comprendre, elle retourne à l'état premier du monde. Alors le monde, débarrassé de vous, pour quelques heures, peut enfin bouger, bondir, faire ses gestes. Peut faire ses excentricités, ses mutations, ses métamorphoses.

Le sommeil occupe plus de la moitié de notre vie, mais, dans ces moments, notre conscience adopte un mode d'être particulier qui nous empêche même de décrire ce phénomène qui nous repose des fatigues physiques ou morales. Dans L'Inconnu sur la terre, paru en 1978, J.-M.-G. Le Clézio affirme : «On est pour la moitié celui qu'on est dans ses rêves« et s'attache à décrire, dans la fin du volume, cet étrange moment d'abandon où s'abolissent les lois ordinaires : le sommeil.

« Sa double action est de regarder et d'interroger (l.

10).

Mais aucune réponse n'est donnée, puisque le corps«cesse [...] de voir, de sentir, de comprendre» (l.

25-26). 2.

Le regard : c'est la caractéristique essentielle sur laquelle se développe la majeure partie de cette description dusommeil.

Le terme est répété cinq fois (l.

10, 14, 16, 19), sans oublier le verbe « regarder » (l.

10). Le pouvoir de ce regard s'exerce sur tout le corps auquel il «fait perdre l'équilibre» (l.

10-11), mais enparticulier sur le «plexus solaire» (l.

17) ou le « thymus » (l.

18), deux endroits où peuvent se percevoir lesbattements du coeur, sièges de la vie nerveuse en somme.Mais le pouvoir du sommeil s'applique au plus profond de nous, dans le « cerveau » (l.

20) dont il brouille aussiles repères. 3.

L'hypnose : cette assimilation du sommeil à un regard pur est paradoxale puisque cela se fait dans l'obscurité, lanuit.

Mais nous sommes en présence du phénomène de l'hypnose, au sens le plus strict du terme, le sommeilprovoquant lui-même l'endormissement en fixant son regard sur nous. La litanie des répétitions et des énumérations rythme le passage comme si elle le soumettait à des incantationsmagiques destinées à faire advenir le sommeil.La temporalité est soumise aussi à des déformations : l'ensemble du texte décrit un moment infime, celui, trèsbref, de l'endormissement.

Dans un même mouvement, il évoque la durée plus longue et vague de la nuit et les« quelques heures » (l.

27) de sommeil qui laissent le champ libre au monde.

Le temps des horloges n'a pluscours, nous en sommes au temps biologique et magique. Transition : Le sommeil nous apparaît donc dans cette description comme un être humain doué de pouvoirs occultes, capable de provoquer l'endormissement par la seule force de son regard.

Pourtant aucune violence n'est faite au dormeur qui s'y livre avec plaisir. II.

La sensualité A.

L'anesthésie Les sensations tactiles sont plusieurs fois mentionnées, alors même que l'on pensait le sommeil simple regard.Mais c'est un regard qui prend un contact direct avec le corps, à la manière d'un médecin, comme entémoignent le vocabulaire anatomique : « plexus » (l.

17) et « thymus » (l.

18). Ex : le vertige de la chute ressentie au moment où l'on s'endort, par la perte de l'équilibre, la « zone, au fondde vous » (l.

16-17) touchée elle aussi et qui conduit au sommeil, le cerveau enfin qui confond toutes lesmatières, dures («bois, pierre», l.

21) ou molles («eau, nuage», 1.

21). 1. Le sommeil correspond à une absence de douleur, à l'« anesthésie » (l.

19).

L'abolition des sensations pénibles gagne peu à peu tout le corps, comme une « tache » qui s'élargit (l.

19) jusqu'au cerveau.2. Le caractère progressif du phénomène contribue au bien-être ressenti et qui se développe « lentement,progressivement » (l.

20).

Toutes les énumérations du texte ont d'ailleurs pour fonction de traduire les étapessuccessives mais sans-à-coups de l'endormissement. 3.

L'apaisement procuré par le sommeil est difficile à définir.

On ne peut en parler que par la négative : « sans fairemal » (l.

18), «anéantissant[...] toute douleur» (l.

18-19), «une tache d'anesthésie» (l.

19).

Chacun des termes marque le manque : la préposition, le substantif« néant» contenu dans le participe, et le préfixe négatif « a(n)- ». B.

Le plaisir Le texte s'ouvre sur cette constatation satisfaite : « C'est bon de dormir» (l.

1).

L'ensemble du passage estcomme le développement de cette affirmation initiale.La description est parfaitement goûtée par le narrateur qui dit : «je sens le sommeil venir» (l.

4-5), et endéguste les manifestations.Le confort du sommeil est extrême : le corps, comparé successivement à un escargot puis à un coléoptère,«rentre en sa coquille, se love» (l.

21-22), et « roule en boule, se confond avec quelque carapace de bousier»(l.

23-24).

La forme enroulée correspond à la position foetale du dormeur, dans la béatitude recréée de cequ'on imagine être la vie prénatale.Le narrateur précise d'ailleurs que la vie « retourne à l'état premier du monde» (l.

26), dessinant à son tour unefigure de cercle confortable. Transition : Le corps du dormeur est sous le charme du sommeil qui l'intègre de la sorte plus largement à l'univers tout entier.

Le sommeil est comme l'unificateur des mondes. III.

L'harmonie cosmique A.

L'expérience commune Le Clézio décrit une expérience commune à tous les hommes.

C'est pourquoi il s'exprime à la première personne(«je sens », l.

4) mais emploie aussi le pronom indéfini «on » (l.

11, 12) et s'adresse à un lecteur non déterminé 1. 2.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles