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Le roman libertin - Histoire de la littérature

Publié le 20/01/2018

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l’un sur l’autre le comique, l’ignoble, le profond, le spirituel, le pédantesque; l’œuvre est cons^uite selon le schéma du roman baroque d’aventures qu’imitent en raccourci l'Histoire des voyages de Sca^rmentado et Candide; par sa démesure, elle est à rapprocher d’autres romans démesurés du xvine siècle, ClB'IJeland, Tristram Shandy, Jacques le Fataliste, La nouvelle Jwtine [...] suivie de l'histoire de Juliette... On a relevé des emprunts de Diderot à Dulaurens *; il y en a peut-être de plus nombreux encore chez Sade : sans parler de l’égoïsme fondamental des libertins sadiques, on trouve un maître d’école vicieux, Rodin, et un chef de faux-mounayeurs, Roland, dans Justine, des jeunes filles, Castellina et Florentina, tournées par l'Inquisition à Madrid, dans Aline et Valcour, et, dans Justine ou dans Juliette, plusieurs monstres qui goûtent la chair humaine.

 

Le Compère Mathieu est moins malsain : Dulaurens est l’ombre de Rabelais, ombre grimaçante sans doute, mais il a conservé quelque chose de la truculence du maître, et se place, avec la hardiesse des esprits libérés de son temps, du côté de la vie, non de la mort.

 

Crébillon dénonçait dans le sentimentalisme une sensualité hypocrite, et ses libertins ne se piquaient pas de sentiment; dans les trente ou quarante dernières ornées du siècle, au contraire, le lib^^enge galant moralise et s’attendrit : quand le roman bourgeois amollit la v^ertu qu’il prétend défendre et prêche l’indulgence pour les faiblesses humaines, le roman galant peint le vice aimable accompagné de vertus qui préparent un repentir et une conversion sincères 2. Un roman de Durosoi, Clairval philosophe, ou la force des passions, mémoires d'une retirée

 

du monde (1765), prétend faire l’apologie du libertinage v^ertuenx sans tomber dans ces équivoques. L’héroïne n’est ni cynique, ni repentante : elle ne vit pas si elle n’est pas « occupée, agitée ou séduite », le besoin d’aimer est pour elle un « tyran impérieux » qu’il lui faut satisfaire 3; mal mariée, mécontente d’un amant, puis d’un autre, elle se tourne vers Dieu qui est trop lointain pour répondre à ses transports, fait le tour de toutes les doctrines et de toutes les sectes, et décide de ne plus s’en rapporter qu’à son propre cœur, avide de sensibilité. Elle sait que la morale ordinaire est contre elle, mais il faudrait des lois spéciales pour les passionnés! Elle refuse en effet de considérer que la passion soit un vice : les vices sont le fruit des conventions, la ressource des hypocrites, le vrai courage et la vraie vertu sont de céder à ses passions : « le premier des crimes, en Morale, est de se tromper sur la vraie vertu. Malheur à qui ne sait pas allier l’houneur et les passions qui donnent la vie à l’âme, comme le sang donne la chaleur au corps • Aimer n’est

1. Voir l’article de O.E. Fellows et A.G. G^REBN, « Diderot and the Abbé Dulaurens », Diderot Studies 1, Syracuse University Press, 1949^

2. C’est le cas, par exemple, du Libertin devenu vertueux, ou Mémoires du Comte D..., attribué à Domairon (1777), ro^man picaresque en même temps que libertin, plaisant et bien mené, où alternent les aventures galantes et les déclarations de repentir. L’auteur s’inspire, quelquefois de très près, de GilBlas, de Télémaque, d’Emile et des Mémoires d’un homme de qualité.

3. DUROSOI, Clairval philosophe [ ... ], A La Haie, 1765, tome 1, pp. 59 et 52.

4. Ibid., tome II, p. 295, et tome 1, pp. 113-114. « Allier l’honneur et les passions » si^mie ici, étant donné le contexte, « placer son honneur dans ses passions » : « Femmes aimables, [ ...] dès que vous renoncerez à l’honneur d’être sensibles, vous cesserez de le mériter 

Le Compère Mathieu raconte les aventures d’un groupe de déclassés, le compère Mathieu, Jérôme le narrateur, le père Jean, ancien capucin, oncle de Jérôme, l’Espagnol Diego Arias Fernando de la Plata y Rioles y Bajalos, le capucin défroqué Vitulos, qui parcourent la France, la Hollande, l’Allemagne, la Russie, le désert tartare, l’Inde, le Portugal, l’Espagne, l’Angleterre et reviennent en France au dénouement; leurs moyens de vivre sont le vol, la fabrication de fausse monnaie, la rédaction de pamphlets, les aumônes reçues ou extorquées; en Inde, le père Jean s’improvise médecin et enrichit pour un moment la troupe; c’est lui le héros du livre, le plus adroit, le plus fort (il est de taille gigantesque), le plus courageux, le plus insolent. Fils d’un tonnelier, il a fait des études au collège, s’est engagé comme grenadier, est rentré chez lui et s’est disputé avec son père, s’est fait capucin, a séduit la supérieure d’un couvent d’Ursulines, tué un autre capucin qui la lui disputait, s’est enfui à Londres où il a épousé sa maîtresse, est devenu veuf, a été volé par une jeune Ecossaise qui remplaçait auprès de lui la défunte, a séduit la fille d’un marchand de ^s qui avait dévalisé son père, a cherché refuge à Paris, y a injurié un noble qui lui a fait un procès, est entré au service d’un négociant marseillais, a été pris

I. La sensibilité n’y manque pas non plus, mais Dulaurens y met plus de malice que ses contemporains. Au moment de mourir, un « vieux major » adresse à Dieu une prière épicurienne (« Si tu demandes à l’homme un compte exact de ses actions, j’ai respecté les êtres formés à ton image, je les ai aimés, parce que tu les aimois »); quand il est mort, sa maîtresse — une fille fort légère — pleure sur sa « belle âme » : « Jamais mon cœur n’avoit été si sensible et si tendre ».

et il le fabrique très bien. Les absurdités s’enchaînent sur un rythme si vif et en apparence si logique qu’on oublie les personnages inconsistants, les circonstances invraisemblables, les situations littéralement impossibles ou réellement obscènes : Faublas déguisé en Mlle du Portail est invité à partager le lit de la marquise de B..., qui ignore, ou n’ignore pas, et de toute façon n’ignore pas longtemps, son sexe véritable; il s’attire les attentions galantes du marquis de B... 1 qu’il enflamme de ses œillades et encourage dans son erreur par de vigoureux appels du pied; surpris dans un rendez-vous, il n’a que le temps de se cacher sous une ottomane, sur laquelle M. de B... tient à prouver positivement à sa fe^me qu’elle ne lui est en aucune façon devenue indiférente (le même espionnage se reproduit trois ou quatre fois dans le roman avec des personnages variés); au cours d’une promenade au bois de Saint-Cloud, le mari surprend les amants, Faublas toujours déguisé en femme, Mme de B... en vicomte de Florville; le prétendu vicomte s’enfuit sans être reconnu, et M. de B... reste persuadé que Mlle du Portail est une fille de mauvaise conduite qui court la campagne pendant que sa famille la croit au couvent; aussi quand il rencontre Mme de B... chez une certaine Mme Ducange — encore la fausse Mlle du Portail! — sa femme n’a aucune peine à lui faire admettre que cette jolie personne, mariée clandestinement et veuve au bout de trois mois, est venue abriter sa grossesse dans un appartement discret : il en plaisante lourdement et insinue que l’enfant n’est pas du mari. L’épisode le plus connu est la cascade d’accidents qui conduisent successivement Faublas dans le boudoir de Mme de B..., dans l’escalier où il folâtre avec la suivante Justine, dans la cour de l’hôtel où il est forcé de passer la nuit et trouble le rendez-vous de Justine et d’un palefrenier, dans la chambre de Justine où un incendie se déclare, dans une cheminée d’où il est chassé par un flot de fumée, dans la rue où il est poursuivi comme un voleur, enfin au commissariat où se dérouie un incroyable dialogue entre le commissaire, Faublas, le père de Faublas et le marquis de B... qui prend Faublas pour le frère de Mlle du Portail... On peut voir aussi Faublas s’arracher des bras d’une danseuse et aller en chemise ouvrir la porte à un visiteur intempestif, son propre père, amant en titre de la danseuse; ou, ^grimpé à la cime d’un marronnier dans le jardin d’un couvent, s’en laisser tomber, dans une tenue moitié féminine et moitié masculine, au beau milieu des amours d’un gentilhomme et d’une religieuse... La première partie du roman, Une Année de la vie du chevalier de Faublas, paraît en 1787; la seconde, Six Semaines de la vie du chevalier de Faublas, en 1788. Faublas y continue à se travestir, en religieuse, en procureur-syndic, en fille publique, en demoiselle de compagnie; sous le nom de Mlle de Brumont, il montre à la très ignorante Mme de Lignolle ce qu’un mari trop âgé a négligé de lui apprendre; et dans la troisième partie, La Fin des amours du chevalier de Faublas, parue en 1790, Louvet, pensant qu’il n’avait pas encore épuisé la plaisanterie, met cette dangereuse Mlle de Brumont dans le lit de la toute jeune Mlle de Mésanges. Les moteurs de l’intrigue sont l’amour de Faublas pour une amie de sa sœur, Sophie, qu’il va voir au couvent, qu’il épouse après mille infidélités et mille aventures, qui lui est aussitôt enlevée par son beau-père, mécontent d’avoir un tel gendre, et qu’il ne retrouve qu’à la fin de la dernière partie; la passion ardente et jalouse de Mme de B...; l’attachement de Faublas pour la comtesse de Lignolle; la méchanceté de Mme de Fonrose, qui amène le dénouement : M. de B..., enfin sûr de son infortune, lève son épée contre Faublas mais atteint Mme de B... qu’il blesse mortellement; elle tire quand même un coup de pistolet qui fracasse

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« sur mer par un corsaire algérien qui était un ermite augustin renégac, s'est fait lui-même renégat et corsaire, a acheté à Venise la fille d'un Juif, l'a revendue, a fa it naufrage en allant à Constantinople, est devenu espion au service de l'armée turque, a été fait prisonnier et emmené en Hongrie où il s'est converti au catho­ licisme; comblé d'argent par ses parrairi et marraine « qui crurent gagner le paradis en tenant un Turc sur les saints fonts de baptême •, est passé en Italie où il a rencontré l'ex-frère Vitulos, est rentré en France et a voulu répandre la pratique du vaccin contre la petite vérole, a soulevé l'indignation et l'ho stilité des médecins officiels et des théologiens, a été ruiné par la fai llite de Law, s'est associé avec un tricheur au jeu qui s'est pendu, a pris la fuite en Hollande, y a été arrêté et con damné aux travaux forcés, s'est évadé, s'est enrichi en trichant au jeu à Cologne, est revenu à Paris, s'y est battu avec des écrivains, y a tué un marquis trop vaniteux, a été maître d'école en Normandie, en a été chassé pour ses mauvaises leçons et, après de nombreux autres métiers de fortune, a décidé d'aller en Russie voir si les gens y étaient plus tolérants qu'en France.

C'est alors qu'il rencontre son neveu Jérôme, Mathieu et Diégo.

Cette histoire occupe à peine cinquante pages d'un ouvrage qui en a près de mille : elle est rapide, mais non précipitée, et il n'est aucune étape qui n'en soit caractérisée par quelques détails satiriques et pittoresques; la diver8ité des situa­ tions ne donne pas l'impression de pièces rapportées, c'est bien un seul destin qui se déroule, celui d'un individu exceptionnellement dynamique et origi nal.

Il est impossible de raconter la suite du roman; retenons seulement que les aven­ turiers ayant à traverser le désert de Tartarie avec quelques compagnons d'infor­ tune, et souffrant de la famine, Jean encourage philosophiq uement au suicide un An glais désespéré et boucane sa chai r qu'il fait manger aux autres ; qu'arrivés chez un peuple sauvage où ils croient trouver l'innocence naturelle, ils découvrent que ces gens si hosp italiers et si doux sacrifient des enfants à un bouc ; que Jérôme, prisonnier de l'Inquisition en Espagne, est témoin des horribles tortures infligées à une jeune fille par les inquisiteu rs; que Jean est condamné à mort en Angleterre à la suite d'une bagarre et réussit à s'enfuir avant l'exécution.

Tous.

les compa­ gnons retournent en France, où Mathieu tombe malade.

La peur de la mort le rend bigot, mais, grâce à un vieux prêtre plein de bon sens et de charité, il fait une fin édifiante, sans impiété scandaleuse ni superstition.

La troupe est dissoute, Diégo devenu fou est enfermé, Vitulos retourne à son couvent, le père Jean se fa it capitaine de hussards, et Jérôme, ayant lié amitié avec le_ bon prêtre qui avait assisté Mathieu dans ses derniers moments, revient à la religion de son enfance.

Le père Jean n'est sans doute pas le porte-parole de l'auteur : il est l'immo­ raliste sans nuances, sympathique et joyeux, mais grossier ; Dulaurens veut-il mofitrer par lui que l'immoralisme tgtal conduit au crime et à l'anthropophagie ? Il ne l'a pourtant pas condamné, il lui a même prêté plusieurs traits honorables : le père Jean prend sous sa protection ce demi-fou de Diégo, superstitieux et peureux ; il est indigné contre les sauvages inhumains et châtie leur chef d'un coup de fusil ; il lutte pour l'« insertion • de la petite vérole et affronte les médecins et théologiens rétrogrades; il regarde avec sérénité la mort à laquelle il a été condam né; il refuse de s'incliner devant la morgue des nobles, marquis français ou lords anglais .

Mais Jean ne connaît que sa satisfaction personnelle et ne regarde. »

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