Le statut du « je » : ambivalences et métamorphoses dans Éthiopiques
Publié le 14/08/2014
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Éthiopiques se caractérise par une énociation complexe. Les figures du « je « sont multiples ainsi que celles des récepteurs de sa parole.
I - UN JE EN QUÊTE DE SON IDENTITÉ ET DE SES RACINES
La quête d'une impossible unité
« Un fort sentiment de division « ne quitte jamais Senghor et l'une des tensions essentielles d'Éthiopiques est dans la quête d'une unité de soi qui rende compte également d'une identité : le cheminement du « je « tend à la coïncidence avec soi et à ce que Claudel, que Senghor a beaucoup lu, nommait « la co-naissance «. Comme Claudel, en effet, Senghor voit dans la poésie le moyen pour l'Être de dépasser sa division et d'entrer en unité avec le cosmos. La création poétique est alors connaissance (compréhension) du monde et co-naissance : par elle, le poète se crée et surmonte ses faiblesses et ses divisions.
«
E X P 0 S É S F C H E S
que le« je» s'adresse à des figures de!' Afrique primordiale: Cheik Yaba Diop,
chef de province ; Sali* et les jeunes initiés ; les« jeunes filles aux gorges vertes»
devant qui il chante« l' Absente».
Par cette nomination, il s'ancre dans ses racines.
!lialogue avec l' Ailleurs
Ce dialogue avec !'Autre devient dialogue avec l'Ailleurs dans« À New York », où le «je » assume son statut de poète-nègre pour récuser les valeurs occi
dentales illustrées par Manhattan, au profit des valeurs africaines encore présentes
à Harlem.
Confronté à
« l'aventure ambiguë » du métissage culturel, Senghor
exalte ici une négritude capable de submerger les valeurs occidentales établies.
Dialogue avec soi
C'est encore le« je» de l'homme engagé qui se trouve confronté aux valeurs
humaines
dans« Chaka ».Dans ce« poème dramatique à plusieurs voix», le« je»
du poète n'est pas explicitement présent: une« voix blanche» s'adresse à Chaka
pour faire
le procès des violences qu'il a commises ou autorisées.
Mais la figure du
poète s'impose peu à peu et remplace celle du guerrier farouche : « Ma parole
Chaka,
tu es poète ...
ou beau parleur.
..
un politicien'» (p.
122).
Par ce glissement
énonciatif, Senghor
s'approprie le mythe de Chaka, qu'il modèle à son image.
Dans ce dialogue fictif, Senghor pose aussi
les problèmes de son temps: peut-on, au
cœur de l'action politique,
ne pas être corrompu et rester porteur d'un idéal?
Les deux poèmes consacrés à la Princesse ( « Épîtres à la Princesse » et « La
mort de la princesse
») mettent en place un dialogue amoureux, dans la tradi
tion lyrique.
Mais ils donnent aussi à voir le conflit intérieur qui déchire le poète,
désireux d'être à la fois amant et conducteur de peuple.
L'action politique est en
effet
un obstacle à la relation amoureuse (p.
136).
Les multiples figures de l'énonciation, toujours réductibles
à un «je » poète,
homme politique et amant, rendent donc bien compte des déchirements d'une conscience en proie à des contradictions insurmontables.« D'autres chants», le
dernier poème du recueil, consomme cette déchirure : le « Lœtare Jerusalem »que le
poète entonne est le cri d'un cœur «vide et vaste comme une pièce froide» (p.
152).
Ill -Du SINGULIER À L'UNIVERSEL :
LE DÉPASSEMENT DES ANTAGONISMES Les paradoxes vécus par le poète trouvent cependant, dès Éthiopiques, un début
de résolution :
«L'absente» et« Chaka »sont en effet porteurs d'une dynamique
qui
mène de la singularité de la Négritude à la civilisation de !'Universel :
«Aube blanche aurore nouvelle qui ouvres les yeux de mon peuple.
[ ...
] Là-bas le
soleil
au zénith sur tous les peuples de la terre» (p.
133).
L'image du sang, récur
rente dans tout
le recueil, est emblématique de cette tension vers I'Universel.
Éma
nation de la singularité de l'être,
il est en même temps force vitale expansive, sus
ceptible d'irriguer tous les espaces et ainsi de les réconcilier:
«New York ! Je dis
New York, laisse affluer
le sang noir dans ton sang » (p.
117).
La diversité et la
division sont alors converties en une multiplicité féconde qui efface les paradoxes.
Conclusion :
Éthiopiques pose donc, à défaut de les résoudre, les questions
essentielles qui sous-tendent toute la poétique de Senghor.
C'est dans
Lettres d'hivernage (1973) et dans Liberté III (1977) que s'affinera l'ana
lyse des
rapports entre l'un et le multiple, entre Négritude et civilisa
tion de !'Universel.
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