Le voyage et le livre dans Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand.
Publié le 04/11/2022
Extrait du document
«
Le voyage et le livre dans Itinéraire de Paris à
Jérusalem de Chateaubriand.
L’invention de l’imprimerie et la découverte des
côtes de l’Amérique ont eu un impact très conséquent sur toute
l’Europe.
Tout ce qui était absolu est devenu relatif grâce aux
échanges que cette ouverture sur le monde a permis.
Nombre
d’auteurs ont profité de cette nouvelle situation pour aller à la
découverte du monde et des autres civilisations ce qui a donné
une autre couleur aux récits.
En effet le XVII siècle a connu
l’émergence d’un nouveau genre: celui du récit du voyage.
Bien évidemment, il y a eu avant le XVII siècle quelques
œuvres qui sont considérées comme des récits d’aventure
comme l’Odyssée d’Homère qui date du VIIIe siècle avant J.C,
ou encore les récits de Marco Polo au XIII siècle etc.
Mais ce
genre ne deviendra reconnu comme tel qu’à partir du XVII
siècle.
Bien entendu, quand on parle du récit de voyage, on
parle automatiquement de toutes ces productions littéraires
qu’y sont engendrées.
Le livre, cet objet peut paraitre
insignifiant à l’époque, est devenu le moyen par excellence de
l’information et la communication.
Au début du XIX, et après le
siècle « des lumières », de la philosophie, de la Révolution
française et de la raison, certains auteurs ont trouvé dans le
livre et à travers le livre un remède à ce qu’ils appellent le
« mal du siècle ».
Une sorte de nostalgie s’est installée et le
livre (roman, pièce de théâtre, poésie etc) permettait
l’expression de cette nostalgie et de cette douleur.
Il s’agit
souvent d’un voyage soit dans l’espace soit dans le temps ou
les deux ensembles.
Le voyage donnait de la matière à
l’écrivain pour aboutir à une œuvre et le livre à son tour non
seulement, il permettait d’immortaliser toute la pensée, les
aventures et l’expression subjective de l’auteur mais exerce à
des degrés différents une influence sur le lecteur qui est un
écrivain potentiel.
Chateaubriand est l’un de ces écrivains du
début du XIX eme siècle qui a été tellement influencé par les
écrits des classiques et ceux de l’antiquité gréco-romaine qu’il a
décidé d’entamer un voyage périlleux juste dans le but de
retrouver toutes les images qu’il a accumulées lors de ces
lectures.
En 1811, il publie Itinéraire de Paris à Jérusalem dans
lequel, il relate son voyage dans un style qui ressemble à celui
d’un journal intime, jour par jour et dans les moindres détails.
Il accomplit son pèlerinage à Jérusalem mais chemin faisant, il
retrace les gloires de ces ancêtres même quand ces gloires ne
sont souvent que ruines.
L’extrait de cet Itinéraire que nous
avons sous la main (extrait de la première partie : Voyage en
Grèce) met en exergue les deux thèmes : le voyage sous toutes
ses formes et aussi l’influence du livre sur Chateaubriand.
Ce
dernier est sur le point de quitter l’Italie en direction de la
Grèce, deux topos qui représentent pour l’Européen le point de
rencontre des deux civilisations mères qui sont à l’origine de la
civilisation occidentale.
Une civilisation supérieure que
Chateaubriand ne cessera de proclamer tout au long du récit.
On rappellera brièvement avant d’aborder notre problématique
un point très important pour son élaboration; ce XIX siècle était
un siècle d’expansion coloniale et impérialiste au nom de la
civilisation et les récits de voyage, surtout ceux effectués en
orient, ont joué un rôle anthropologique très important et ont
facilité la tâche aux occidentaux pour envahir l’orient et
imposer leur supériorité à tous les niveaux.
Donc, dans quelle
mesure le voyage de Chateaubriand, présumé un voyage
de pèlerinage et de documentation, et Chateaubriand luimême comme voyageur peuvent être considérés comme
la conséquence des récits précédents et constituer
l’exemple d’une société occidentale qui se serve du livre
pour justifier sa dominance sur le monde et plus
particulièrement sur l’Orient ? Pour répondre à cette
problématique, nous allons tout d’abord, traiter le thème du
voyage dans Itinéraire de Paris à Jérusalem, ces
caractéristiques, ses motivations avant de s’attaquer à la
personne de Chateaubriand en tant que voyageur et narrateur
en même temps.
Ensuite nous allons tracer l’influence des
écrits (dans ce passage d’Homère et de Fénelon et dans le reste
de l’œuvre de plus d’une centaine d’écrivains, théologiciens,
philosophes et autres) sur Châteaubriand et sur la vision qu’il
va porter sur tous les endroits qu’il va visiter, sur ceux qui
habitaient jadis ces lieux et ceux qui y habitent aujourd’hui.
Et
enfin, nous allons faire ressortir la portée anthropologique et
faussement philanthropique de ce récit.
Le voyage en tant que thème dans un récit
favorise le réel à la fiction.
On y trouve beaucoup d’indications
qui aident à lui donner ce caractère d’authenticité.
Dans
L’Itinéraire de Chateaubriand, on trouve des indications spatiotemporelles qui permettent au lecteur de suivre le récit et le
voyage comme s’il le faisait lui-même.
Prenons par exemple
l’extrait que nous avons comme support, l’auteur indique sa
position géographique exacte et qui est ponctuelle « nous nous
trouvâmes aux portes de l’Adriatique, […] entre le cap
d’Otrante en Italie et le cap de la Luiguetta en Albanie », il
renforce cette précision avec l’heure exacte « A onze heure ».
On note également la prépondérance de noms de lieux (le
Grèce, l’Italie, Othonos, Fano etc), une toponymie riche et
réelle du moins dans le temps de Chateaubriand.
Ce souci de
précision et de détail, qu’on relève dans ce passage et dans
toute l’œuvre d’ailleurs, est un moyen pour l’auteur d’attester
de l’objectivité de son récit et lui attribuer le caractère de
neutralité qu’on retrouve de façon générale dans les récits de
voyage.
On peut également rappeler les principes qui régissent
un récit de voyage et qu’on peut détecter très facilement dans
Itinéraire de Paris à Jérusalem, il s’agit des deux procédés
stylistiques : la description et la comparaison.
Chaque endroit
traversé par l’auteur fait l’objet d’une description détaillée, qu’il
s’agisse de la Grèce, de la Turquie, de Jérusalem, des Turcs,
des Arabes, des religieux … chaque élément constitutif du récit
porte en lui le regard de Chateaubriand, un regard tout sauf
neutre contrairement à ce qu’il essaie de démontrer.
Je cite
quelques passages de description :
« Nous entrâmes dans le port de Zéa : il est vaste, mais
d’un aspect désert et sombre, à cause de la hauteur des
terres dont il est environné.
[…]Zéa, bâti en amphithéâtre
sur le penchant inégal d’une montagne, n’est qu’un village
malpropre et désagréable, mais assez peuplé ; les ânes,
les cochons, les poules vous y disputent le passage des
rues… »pp 376-377.
« Le pilote est assis, les jambes croisées, la pipe à la
bouche ; il tient la barre du gouvernail, laquelle, peut être
de niveau avec la main qui la dirige, rase le plancher de la
poupe.
Devant ce pilote à demi couché, et qui n’a par
conséquent aucune force, est une boussole, qu’il ne
connaît point et qu’il ne regarde pas.
»
Des passages descriptifs, on en a tout au long du récit, quand
ce ne sont pas des descriptions personnelles, ce sont les
descriptions de ceux qui ont fait ce voyage avant et auxquels
Chateaubriand se référent en cas de besoin.
Quant à la
comparaison, elle est présente aussi sous différentes formes,
soit à travers les métaphores « Quelles fortunes diverses tous
ces personnages célèbres ne livrèrent-ils point à l’inconstance
de ces mêmes flots », soit sous forme de vœu « je veux de tout
mon cœur que Fano soit l’île enchantée de Calypso » ou de
simples comparaisons.
Tous ces éléments et bien d’autres
(comme le champ lexical du voyage) classent l’Itinéraire de
Paris à Jérusalem dans la catégorie du récit de voyage ou
d’aventure, et le lecteur n’a pas besoin d’aller plus loin pour
s’en rendre compte puisque le titre l’atteste et le confirme.
Maintenant, il est important de préciser qu’il ne s’agit pas
uniquement d’un voyage dans l’espace ou d’un déplacement
géographique, il y a également un voyage dans le temps car
l’écrivain évoque lors de son voyage les gloires des croisades
au Moyen Age, les œuvres et les réalisations des philosophes
antiques, la perfection de l’art des classiques etc.
Il joue dans
ce récit et le rôle du narrateur-voyageur et le rôle de l’historien.
Chaque endroit fait l’objet d’un flash-back pour rappeler son
histoire et faire une comparaison avec son état actuel faisant
ainsi ressortir la nostalgie qu’éprouve l’auteur aux temps
anciens ou la civilisation occidentale régnait partout en Europe
et en Asie.
Ce qui nous pousse à examiner de près le statut de
l’auteur en tant que voyageur, qu’après son fameux Voyage en
Amérique entame celui-ci à la recherche de ce monde enchanté
dont il a perdu les traces.
L’écrivain est connu par ces voyages dans les quatre coins du
globe et donc on peut lui attribuer le statut de voyageur.
Sauf
qu’il ne s’agit pas d’un simple explorateur qui erre sur terre à la
recherche de nouveaux paysages et à la découverte de
nouvelles civilisations comme c’est le cas pour un exote.
Ce
voyage en particulier est fait dans un but précis, l’auteur dit
dans la préface de l’Itinéraire « j’allais chercher des images ».
Autrement dit, ce voyage a été déjà fait de façon virtuelle à
travers les écrits d’autres auteurs, et Chateaubriand cherche à
confirmer ces images.
Il ne s’agit donc pas d’un voyageur averti
et curieux mais d’un voyageur déjà renseigné (bien ou non là
n’est pas la question) et son but ultime est de transposer d’une
façon ou d’une autre ce qu’il a comme conception de l’Orient
sur l’Orient peu importe pour lui si cela représente ou pas la
réalité de l’Orient.
Il est animé par deux grandes idéologies qu’il
exprime clairement, il dit « Il y a deux choses qui revivent dans
le cœur de l’homme à mesure qu’il avance dans la vie, la patrie
et la religion » P 265.
Chateaubriand vit mal la chute de la
monarchie et l’affaiblissement de l’église après la Révolution
française de 1789.
Ce voyage est pour lui l’occasion de
restaurer cet ordre perdu.
D’ailleurs, il fait référence aux
croisades à maintes reprises au courant de son récit comme
pour rappeler la gloire de sa patrie quand celle-ci était attachée
et liée étroitement à la religion.
Quand il croise un décor qui ne
lui convient pas ou qui ne convient pas à l’idée qu’il s’est fait de
ce décor, il le regarde autrement.
On peut relever dans notre
passage support ce qui illustre cette idée : « Malheur à qui ne
verrait pas la nature avec les yeux de Fénelon et d’Homère ».
Ici, l’auteur non seulement refuse de voir que l’île Fano n’est
plus cette île décrite dans les récits d’Homère et ceux de
Fénelon mais met en garde son lecteur contre le fait de la voir
autrement que comme elle est décrite par ces auteurs.
Il y a
une sorte d’obsession installée chez Chateaubriand, qui
l’empêche de voir le monde comme il est et donc remet en
question ce statut de voyageur qu’on lui a attribué au début de
cette partie.
Chateaubriand représente cet auteur désenchanté
et qui cherche désespérément à retrouver la gloire des temps
anciens et qui croit comme il respire à la véracité de son récit, il
dit « je déteste les descriptions qui manquent de vérité, et
quand un ruisseau est sans eau, je veux qu’on me le dise.
[…]
J’étais là cependant bien à mon aise pour mentir.
» PP.
318319.
Chateaubriand prétend être objectif et neutre mais au
fond, tout son récit est taché de subjectivité qui des fois est
extrême.
Son voyage est loin d’être un voyage qui vise un
dépaysement ou une recherche de soi mais c’est un voyage
idéologique et politique.
Et cette dernière idée que nous allons
traiter dans cette deuxième partie.
On ne peut lire cette œuvre et laisser passer
toutes les références citées par l’auteur.
Il ne s’agit pas de
citations ou de petits passages qui complètent le récit mais bien
plus.
Il s’agit de paragraphes et d’extraits de textes qui
remplacent le récit de chateaubriand.
On va y aller doucement
pour illustrer l’influence évidente du livre de façon générale sur
Chateaubriand et par conséquent sur son récit.
On prend
comme point de départ notre passage, l’auteur énumère une
liste de noms de personnages qui ont marqué l’histoire
romaine, grecque et française.
Il s’est, en fin de passage,
arrêté sur deux célèbres auteurs- philosophes, à savoir Homère
et Fénelon, pour peindre l’île de Fano tel que Homère et
Fénelon l’ont vu ou (imaginé).
Notre auteur est un grand
lecteur.
Avant d’entamer son voyage, il s’est bien documenté.
Il
a lu l’Odyssée, L’Iliade, les pièces de théâtre antique (il y un
extrait des Troyennes d’Euripide pp 433-435), les Aventures de
Télémaque de Fénelon, comme pour maitriser les bases de la
littérature occidentale.
Il a également lu les récits relatifs aux
croisades, il a lu l’abbé Barthélemi, J.B.
Rousseau, Deshayes,
M.
de Choiseul et la liste est longue, il y a plus de 40
références.
Ce constat nous pousse à déduire que l’auteur est
sous l’emprise de tous ces récits.
Le livre manipule sa pensée
et donc ne lui laisse pas la liberté de juger, après réflexion, ce
qu’il rencontre et voit au cours de son voyage.
Si l’un de ces
anciens a jugé que les Turcs sont des sauvages, ils le sont
pour notre auteur aussi.
Si l’autre a jugé que l’Islam est une
religion....
»
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