LES CHRONIQUES EN LITTERATURE
Publié le 19/11/2018
Extrait du document
CHRONIQUES. Le mot évoque la désuétude et l’insuffisance; « chroniques, toujours vieilles », eût pu écrire Flaubert de cette idée reçue. es chroniques sont des textes anciens, fournissant le souvenir d’un temps révolu. Leur intérêt documentaire est admis au titre des accessoires. Mais leur infirmité est double. L’éloignement du temps dont elles ont, sur le coup, consigné mille traits rend insignifiant l’essentiel des relevés qu’elles engrangent; le mode de leur élaboration les disqualifie au regard de l’historien.
Mais ce double discrédit correspond à un double contresens de l’histoire positiviste.
La notion même de chronique est, en effet, un signe de modernité très remarquable. Outre le caractère savant du mot, qui atteste, par la référence directe à un concept grec, que la chose visée est une construction culturelle élaborée, le fait même de tenir chronique revient à inventer l’histoire, c’est-à-dire à prêter valeur à ce qui advient et qui surprend, ou qui innove. Dans un univers que sa foi en l’éternité de l’ordre divin et la fragilité de ses formes de vie conspirent à abandonner au hasard et à la nécessité, la rédaction d’une chronique représente une déclaration d’identité et de permanence pour le groupe humain où elle voit le jour. Ces humbles compilations de faits humains entreprennent, entre l’absolu divin et la sauvagerie de la nature, de faire durer, se reproduire, s’affirmer — exister, en un mot, pour elle-même — l'humanité.
Si fruste et naïf que soit le regard que portent les hommes sur eux-mêmes, il les constitue en objets d'histoire et, au-delà d’eux-mêmes, leur confère une existence symbolique où peut alors prendre sa source leur réalité particulière. Loin d’être par essence obsolètes, les chroniques nous montrent l’invention même de la modernité.
En outre, on méconnaît un aspect capital des chroniques lorsqu’on les dédaigne à cause de la fantaisie ou de la niaiserie de leur information. Si, du point de vue de la méthode critique d’établissement des sources mise au point du xviie au xxe siècle, ces ouvrages sont, pour l’essentiel, « bons à mettre au cabinet », leur fécondité est en revanche immense pour qui les prend au pied de la lettre.
Puisque l’attente à laquelle elles répondaient et l’intention de leur auteur étaient, par définition, étrangères à des préoccupations d’« exactitude » de beaucoup postérieures, les chroniques nous donnent les moyens de comprendre des époques et des gens en nous fournissant la production symbolique la plus élaborée qu'ils aient tirée de leur identité, dont tout nous est aujourd’hui étranger, donc inconcevable directement.
Non seulement la bizarrerie ou l’inexactitude des informations factuelles enregistrées dans les chroniques n’a plus dès lors aucune importance, mais le fait démontré que de nombreuses chroniques sont intégralement controuvées devient l’information capitale, le véritable instrument d’intelligence historique. L’essai de Laurent Theis sur Dagobert (Dagobert, Fayard, 1982) l’illustre parfaitement. Le sujet « objectif » du point de vue de l’histoire positiviste se réduit à moins de connaissance que n’en livre la chansonnette. Par contre, l’étude attentive des falsifications, de l’élaboration du mythe, fait comprendre comment se constitue la première modernité de notre ère. Les Grandes Chroniques de France, par exemple, commandées par Saint Louis aux moines de Saint-Denis, falsifient complètement ce qui peut subsister d’historique touchant Dagobert. Mais cette intention même atteste un phénomène historique d’extrême importance, le recours à une forme historique pour authentifier et permettre une opération politique majeure : la constitution définitive d’une monarchie. C’est l’indice même d’une émergence du pouvoir séculier que de rechercher l’autorité sur terre par le truchement d’une opération d’histoire, car même s’il s’agit, en définitive, de récupérer du sacré, de solliciter une mentalité hagiographique, les voies que l’on utilise pour cette opération n’en sont
«
Les
chroniques sont des textes anciens, fournissant le
souvenir d'un temps révolu.
Leur intérêt documentaire
est admis au titre des accessoires.
Mais leur infirmité est
double.
L'éloignement du temps dont elles ont, sur le
coup, consigné mille traits rend insignifiant l'essentiel
des relevés qu'elles engrangent; le mode de leur élabora
tion les disqualifie au regard de l'historien.
Mais ce double discrédit correspond à un double
contresens de l'histoire positiviste.
La notion même de chronique est, en effet, un signe
de modernité très remarquable.
Outre le caractère savant
du mot, qui atteste, par la référence directe à un concept
grec, que la chose visée est une construction culturelle
élaborée, le fait même de tenir chronique revient à inven
ter l'histoire, c'est-à-dire à prêter valeur à ce qui advient
et qui surprend, ou qui innove.
Dans un univers que sa
foi en l'éternité de l'ordre divin et la fragilité de ses
formes de vie conspirent à abandonner au hasard et à la
nécessité, la rédaction d'une chronique représente une
déclaration d'identité et de permanence pour le groupe
humain où elle voit le jour.
Ces humbles compilations
de faits humains entreprennent, entre l'absolu divin et la
sauvagerie de la nature, de faire durer, se reproduire,
s'affirmer -exister, en un mot, pour elle-même -
l'humanité.
Si fruste et naïf que soit le regard que portent les
hommes sur eux-mêmes, il les constitue en objets d'his
toire et, au-delà d'eux-mêmes, leur confère une existence
symbolique où peut alors prendre sa source leur réalité
particulière.
Loin d'être par essence obsolètes, les chro
niques nous montrent l'invention même de la modernité.
En outre, on méconnaît un aspect capital des chroni
ques lorsqu'on les dédaigne à cause de la fantaisie ou de
la niaiserie de leur information.
Si, du point de vue de la
méthode critique d'établissement des sources mise au
point du xvu• au xx• siècle, ces ouvrages sont, pour
l'essentiel, «bons à mettre au cabinet», leur fécondité
est en revanche immense pour qui les prend au pied de
la lettre.
Puisque l'attente à laquelle elles répondaient et 1' in
tention de leur auteur étaient, par définition, étrangères
à des préoccupa lions d'« exactitude» de beaucoup pos
térieures, les chroniques nous donnent les moyens de
comprendre des époques et des gens en nous fournissant
la production symbolique la plus élaborée qu'ils aient
tirée de leur identité, dont tout nous est aujourd'hui
étranger, donc inconcevable directement.
Non seulement la bizarrerie ou l'inexactitude des
informations factuelles enregistrées dans les chroniques
n'a plus dès lors aucune importance, mais le fait démon
tré que de nombreuses chroniques sont intégralement
controuvées devient l'information capitale, le véritable
instrument d'intelligence historique.
L'essai de Laurent
Theis sur Dagobert (Dagobert, Fayard, 1982) l'illustre
parfaitement.
Le sujet « objectif» du point de vue de
l'histoire positiviste se réduit à moins de connaissance
que n'en livre la chansonnette.
Par contre, l'étude atten
tive des falsifications, de l'élaboration du mythe, fait
comprendre comment se constitue la première modernité
de notre ère.
Les Grandes Chroniques de France, par
exemple, commandées par Saint Louis aux moines de
Saint-Denis, falsifient complètement ce qui peut subsis
ter d'historique touchant Dagobert.
Mais cette intention
même atteste un phénomène historique d'extrême impor
tance, le recours à une forme historique pour authentifier
et permettre une opération politique majeure : la consti
tution définitive d'une monarchie.
C'est l'indice même
d'une émergence du pouvoir séculier que de rechercher
l'autorité sur terre par le truchement d'une opération
d'histoire, car même s'il s'agit, en définitive, de récupé
rer du sacré, de solliciter une mentalité hagiographique,
les voies que 1' on utilise pour cette opération n'en sont pas
moins celles d'une écriture laïque prétendant à une
véridicité positive.
Les chroniques sont à ce point un facteur historique
par le seul fait qu'elles introduisent la référence à une
histoire dans la conduite des affaires, que leur production
est une activité institutionnelle primordiale dans la poli
tique des grandes organisations de l'époque, monarchies,
ordres monastiques, cités libres ...
C'est d'ailleurs parce qu'il y eut bientôt plusieurs
chroniques, qui peuvent se contredire et s'opposer, que
put naître l'histoire.
L'importance tangible des opéra
tions d'histoire officielle dans l'établissement des puis
sances provoqua évidemment l'émulation sur ce terrain
décisif, au gré des rivalités entre Ottoniens et Capétiens
par exemple, avant que ce ne soit entre Valois et Planta
genêts, Bourbons et Habsbourg, voire France et Allema
gne ...
En se contredisant, les chroniques engendrent un
ordre nouveau de réalité, qui est celui dont elles affectent
de parler, et qui construit « ce qui s'est passé>> .
Tandis
que leur existence était, en fait, solidaire de tout un
appareil mental reposant sur des reliques, des symboles,
des images, leur contenu spécifique devient autonome
et prend graduellement le pas sur l'univers préhistorien
auquel il avait totalement part.
Le contentieux entre des textes qui, ne procédant par
essence d'aucune «preuve>> (au sens où nous l'enten
dons), n'ont pour se soutenir que leur propre dynamique
et la vertu d'arguments plus incantatoires les uns que les
autres, sécrète automatiquement l'esprit critique et en
désigne le premier terrain d'application : établir des
chroniques exactes et fiables.
Si bien que.
parallèlement aux progrès de la critique
interne qui, dès le xvie siècle, met progressivement en
pièces tout 1 'amoncellement des chroniques, dont le
temps est désormais passé, puisque leur fonction est ren
due sans objet par 1' établissement définitif des puissan
ces qu'elles soutenaient, on voit se multiplier l'œuvre
des chroniqueurs, compilateurs sans malice de la tradi
tion reçue.
Avec eux, la chronique change de statut.
Laïcisée cer
tes, mais surtout vulgarisée, elle cesse de tenir aux inté
rêts de tel ou tel grand dossier pour témoigner seulement
- et sincèrement, cette fois -de ce qui a été vu ou
appris au cours d'une vie.
Autant ce qui nous intéressait,
dans les grandes chroniques officielles ou officieuses,
c'était leur biais délibéré, autant ici c'est la sincérité
qui devient significative, notamment par les erreurs dans
lesquelles elle donne.
Les premières indiquaient com
ment était voulu le futur, à travers la mise en ordre du
passé; les secondes font connaître comment se présente
l'histoire subie.
·
L'avènement de l'histoire, fondée sur la puissance
critique d'une raison connaissante, et affranchie à ce titre
tant de la docilité envers le pouvoir que de toute naïveté
envers les apparences, relègue la chronique au rang de
genre mineur.
L'histoire s'arrogeant le définitif, réputé
ne pouvoir être établi qu'au terme d'une sorte de juge
ment «au tribunal de l'histoire», la chronique est, par
principe, considérée comme le domaine de l'éphémère,
de l'illusion même.
Elle tend à devenir catalogue d' im
pressions, justement destinées à ne pas passer à l'his
toire.
Ainsi Dangeau tient-il le journal de la cour de
Louis XIV avec le sentiment très certain de nourrir la
pensée éphémère, tandis que des historiographes peinent,
de leur côté, à camper comme il faut le règne ainsi vu au
jour la journée.
Il faudra Saint-Simon pour transcender
ensemble -et, de ce fait, quaJifier -ces deux types de
sources en une histoire gouvernée par une problématique
puissante.
La chronique connaît alors un troisième avatar.
Au
lieu de procéder de l'intérêt général d'un auteur pour ce
qui se passe, elle devient rubrique spécialisée..
»
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