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Les Confessions - Jean-Jacques Rousseau - Rencontre avec Mlle de Warens

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

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J'arrive enfin: je vois madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère; je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J'étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu'on appelle un beau garçon, j'étais bien pris dans ma petite taille, j'avais un joli pied, une jambe fine, l'air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivé de songer à ma figure que lorsqu'il n'était plus temps d'en tirer parti. Ainsi j'avais avec la timidité de mon âge celle d'un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez orné, n'ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières; et mes connaissances, loin d'y suppléer, ne servaient qu'à m'intimider davantage en me faisant sentir combien j'en manquais. Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d'orateur, où, cousant des phrases de livres avec des locutions d'apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la bienveillance de madame de Warens. J'enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point madame de Warens; on me dit qu'elle venait de sortir pour aller à l'église. C'était le jour des Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la suivre: je la vois, je l'atteins, je lui parle... Je dois me souvenir du lieu, je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en devrait approcher qu'à genoux. C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je m'étais figuré une vieille dévote bien rechignée; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'oeil du jeune prosélyte; car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune; c'est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la messe j'irai causer avec vous.

Le récit de l'histoire d'amour entre Jean-Jacques et Mlle de Breil est l'occasion d'une mise en scène de soi, distanciée et pleine d'humour. Les actions décrites, celles d'un valet employé à table, sont d'un grand prosaïsme (changer une assiette ; remplir un verre d'eau). Cependant le point de vue du narrateur auréole ces actes ordinaires d'une gloire inattendue, presque cocasse.

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« avantages sont nuls.

L'adolescent ignore son pouvoir de séduction.

Il redoute la rencontre ( « terrible audience», l.18-19, nous montre que l'adolescent la voit par avance comme une séance de tribunal), il a peur d'être jugé (etcondamné).Le point de vue rétrospectif de l'adulte.

Marquée par la ponctuation (les trois points après «je lui parle», l.

21),l'autre interruption dans le déroulement du récit correspond à une mise en perspective différente.

La rencontre estenvisagée du point de vue du narrateur, engagé dans un effort de remémoration ( «Je dois me souvenir»).

Lesentiment est non plus la peur, l'angoisse, mais c'est celui d'une vénération. Une double métamorphose La rencontre, vécue comme un coup de foudre, produit une double métamorphose: Mme de Warens se révèle êtretout le contraire d'une «vieille dévote»; et Jean-Jacques est lui-même métamorphosé.

Le regard joue un rôleessentiel.

Les paroles sont réduites; la voix de Mme de Warens ne résonne qu'à la fin du passage.La métamorphose de l'adolescent.

On notera l'importance des yeux dans l'autoportrait (l.

6-7).

Ils concentrent lavitalité, la fougue, le pouvoir de séduction du jeune garçon ; les termes de la description jouent sur un doubleregistre : celui de la puissance (« lançaient», «avec force», «sang», évocateurs de l'énergie vitale, en particuliersexuelle) et celui, métaphorique, du feu associé par tradition à l'amour («le feu », «embrasé»). Le regard aveugle.

Inexpérimenté ( « n'ayant jamais vu le monde»), timide, l'adolescent est incapable de se voir etd'utiliser cette réserve de force dont ses yeux donnent un aperçu.

Il est aussi aveuglé par son imagination.

Avantde voir, il a imaginé la «bonne dame de M.

de Pontverre »; les mots employés par M.

de Pontverre (voir le passagequi précède ce texte) ont fait naître une image rebutante, désagréable ; le pouvoir trompeur de l'imagination quisuscite le préjugé, anticipe et brouille la réalité, et l'adolescent « voit » Mme de Warens comme une vieille bigote,c'est-à-dire comme une femme excessivement pieuse et sans attrait (rechignée, l.

30). Le regard ébloui.

La réalité contredit brutalement l'imagination et produit un éblouissement qui métamorphose Jean-Jacques (répétition du verbe « devenir », l.

29 et 34).

Le coup de foudre s'inscrit dans le texte par une rupture:changement de temps (passé simple: «devins-je», 1.

34) et tournure exclamative pour exprimer l'intensité.

Onnotera aussi le jeu des allitérations en v, cortège sonore à l'apparition (l.

29 à 31) renforcé par trois formulesconclusives analogues ( «à ma voix», «à cette vue», «à mon avis»).

L'éblouissement n'aveugle pas, mais ouvre lesyeux : l'adolescent sait détailler les charmes de la femme Le désir le fait passer de l'état d'adolescent craintif à celuide jeune homme capable de désir.

La crainte de la « terrible audience » devient quelque chose d'autre, un émoi plussensuel (« d'une main tremblante», «un ton qui me fit tressaillir»).La métamorphose d'une bigote en femme désirable...

L'apparition de Mme de Warens est une divine surprise : unefigure sainte (objet de vénération) devient désirable (objet de convoitise).

Du côté de la sainteté, il y a le fortcontexte religieux (la conversion prochaine de Jean-Jacques au catholicisme) et les circonstances (c'est ledimanche des Rameaux, Mme de Warens va à la messe).

On notera l'évolution du portrait: il commence par desqualités qui sont aussi bien celles d'une femme que d'une figure pieuse (le visage «pétri de grâces», en échopossible à la prière adressée d'ordinaire à la Vierge Marie, «pleine de grâces»; la douceur des yeux, miroirs de l'âme); mais il se termine par des détails plus « païens » : le « teint » (la qualité de la peau) et le «contour d'une gorge»(la naissance de la poitrine) ; on est alors plutôt du côté de la chair appétissante que de l'âme.

Le passage del'adjectif « éblouissant » (pour parler de l'éclat d'une chair contemplée) à « enchanteresse » (pour signaler l'amorced'une attirance) renforce cette évolution....

puis en idole maternelle.

Par une ultime métamorphose, la femme désirable et convoitée devient, quand elle prendla parole, maternelle et protectrice, à la fois nourricière ( «dites qu'on vous donne à déjeuner») et maîtresse femmeElle s'adresse à l'adolescent comme une mère.

Elle prend la parole avec autorité, donne des ordres (« allez »,«dites»), adresse des remontrances ( « c'est dommage, en vérité»).

Elle semble remettre à sa place l'adolescent: larépétition du verbe « attendre » ( « sans attendre ma réponse/ Allez chez moi m'attendre») souligne cettesupériorité de l'adulte.

La fin du récit privilégie donc l'aspect maternel de la figure féminine. Le début d'une histoire d'amour.

Le narrateur suggère, sans anticiper sur la suite, le début d'une histoire d'amour: laséduction est réciproque.Mme de Warens est touchée par l'adolescent.

Une communication muette s'établit par le jeu des regards.

La femmedévore des yeux la lettre de l'adolescent ( « qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût relu encore») alors qu'elle traite lalettre de M.

de Pontverre avec désinvolture.

L'adolescent éprouve sa première victoire : la lettre, pourtantartificielle et fabriquée, a su captiver.

Mais l'histoire d'amour possible est remise à plus tard (livre V).

Un tiers (lelaquais) interrompt le premier tête-à-tête des futurs amants, ce qui marque un retour à la réalité.

De la mêmefaçon, les paroles de Mme de Warens rétablissent la distance (l'âge) qui les sépare. Une écriture qui allie humour et lyrismeLe narrateur qui regarde à distance son passé, est partagé entre deux sentiments, que deux tonalités de l'écriturerendent ici sensibles : l'humour et le lyrisme nostalgique.Portrait de soi à distance.

L'humour est sensible dans l'autoportrait.

Le narrateur, avec un mélange de tendresse etde clairvoyance un peu cruelle, construit son autoportrait en adolescent sur une contradiction entre l'apparence. »

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