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Les Confessions, Livre II: Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avait paru triste...

Publié le 17/01/2022

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Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avait paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait, sans savoir mon métier assez pour en vivre ; me livrer aux horreurs de la misère sans voir aucun moyen d'en sortir; dans l'âge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avais pu souffrir : c'était là ce que j'allais faire ; c'était la perspective que j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente ! L'indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m'affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout : je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde ; mon mérite allait le remplir ; à chaque pas j'allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire : en me montrant, j'allais occuper de moi l'univers, non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant. Une société charmante me suffisait sans m'embarrasser du reste. Ma modération m'inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition. Favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j'étais content ; il ne m'en fallait pas davantage. Rousseau, Les Confessions, Livre II, coll. «Folio », Éd. Gallimard, 1995, p. 79-80.

« Mais si cette ironie est clairement affichée, sa portée n'en est pas moins ambiguë.

La prise de distance du narrateursemble même dépourvue de toute sévérité.

Au point qu'on puisse déceler chez Rousseau une sympathie mêléed'admiration pour les chimères de sa jeunesse. Beauté et vertus de l'illusion Le travail du style semble témoigner d'une adhésion secrète du narrateur à la naïve beauté de ses chimères.

Lessonorités et le rythme de certaines phrases en exaltent la noblesse : « Je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever etvoler dans les airs» (I.

14).

La cadence majeure (7 syllabes puis 10), les assonances ([é], et [e]), et les allitérations([v], [m], [I]) concourent à la fluidité du discours et sont en parfaite harmonie avec le sens même de la phrase.L'écriture de Rousseau semble retrouver tout naturellement la légèreté et l'élan de ses rêveries d'adolescent. La logique implicite du texte est par ailleurs très paradoxale.

L'évocation volontairement dramatisée de la situationdu héros (promis à «l'esclavage et la mort», (I.

8) pouvait laisser prévoir un jugement réprobateur sur soninconscience et son aveuglement.

En réalité, ce sombre tableau a pour fonction de mettre en relief la singularité ducaractère de Jean-Jacques et la puissance salvatrice de son imaginaire.

La construction antithétique du passagevise au fond à suggérer que si Rousseau n'a pas cédé aux «tentations du vice » (I.

7), c'est précisément parce qu'ilen était protégé par l'innocence de ses rêveries.

Paradoxalement, la naïveté de Jean-Jacques est à la fois ce quil'expose à tous les dangers et ce qui le préserve de tous les « maux » (I.

8). Vérité des chimères Outre leur beauté et leur effet salutaire, ces illusions ont également leur part de vérité.

D'abord dans la mesure oùles chimères de l'adolescent annoncent certains thèmes majeurs de l'oeuvre de Rousseau.

Notamment, le rêve devivre dans une « société charmante » (I.

20), au sein d'« une sphère étroite, mais délicieusement choisie » (I.

21-22) est l'un des aspects essentiels de son roman, La Nouvelle Héloïse (1761).

C'est aussi, en un sens, l'un des fondements de sa philosophie politique, selon laquelle la corruption de l'homme est plus accentuée dans les grandessociétés que dans les petites communautés.

L'attitude de Rousseau à l'égard de ce qu'il présente ici comme un vœuchimérique est donc pour le moins ambiguë.

Et l'on peut se demander si son ironie souriante ne dissimule pas unesecrète satisfaction devant la cohérence de son individualité et la permanence de son originalité. Certaines de ces rêveries ont aussi une valeur quasiment prophétique.

Lorsque Rousseau ironise sur la croyanceselon laquelle son «mérite allait remplir [le vaste espace du monde] » (I.

15), ne feint-il pas d'oublier que c'est à peuprès ce qui se produisit vingt ans plus tard, dès la publication de ses premières oeuvres ? Si cette célébrité ne futpas aussi heureuse que l'espérait l'adolescent, elle fut en revanche plus universelle encore que dans ses rêves.

Enaffichant son ironie de manière aussi ostensible, Rousseau ne fait-il pas en sorte que le lecteur remarque lui-même lecaractère prémonitoire de ses chimères, et s'en émerveille d'autant plus ? L'épisode de la fuite de Genève est exemplaire de l'ambiguïté du regard que Rousseau porte sur les illusions et leségarements de sa jeunesse.

Même lorsqu'il adopte le point de vue raisonnable de l'adulte, il n'en suggère pas moinsune profonde continuité entre Jean-Jacques et lui-même.. »

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