Les fausses confidences
Publié le 17/05/2021
Extrait du document
«
Nouer « l’affaire », et faire des nœuds dans la tête du lecteur/spectateur
Cette séquence de la pièce est d’une grande complexité .
Il est tout à fait normal qu’un élève de
Première soit perdu à la lecture de cet acte II, c’est même sans doute voulu… L’action de la pièce se
noue, mais on a surtout l’impression que tout s’emberlificote.
Et ceci à tous les niveaux.
Dans les
paroles : les premières répliques de Marton par exemple accumulent les adresses et évocations de
personnages tiers (le « charmant homme », « M. Remy », l’« homme qui serait arrivé », « Arlequin »).
Dans la confusion sur scène : on a dans cette séquence le plus grand nombre de personnages
présents simultanément (six, alors que de nombreuses scènes n’en comptent que deux, et tous les six
parlent).
Et dans l’action générale : pourquoi Dubois a -t-il voulu d’une part que ces stratagèmes du
portrait et du tableau se succèdent et qu’ils se déroulent, d’autre part, devant Argante et Dorimont ?
(N’était -ce pas prendre un grand risque, en excitant leur colère et jalousie ?)
Premier exemple de notre manque de connaissance des véritables pensées et intentions des
personnages : l’apparition de Dorante à la scène 8.
De même qu’à la scène 3 il avait laissé Marton
dans l’illusion d’être préférée à la femme aux 15.000 livres de rentes, de même, ici, il ne cherche pas
à lui prouver que le portrait n’est pas pour elle, et il sort en riant ! Se moque -t-il de la crédulité de la
jeune femme ? N’est -il qu’un vilain persif leur (à la fois railleur et méchant) ? On peut comprendre aux
scènes suivantes qu’il était utile en effet que Marton « pr [ît] un peu de goût pour [lui] » – il s’agissait
sans doute à la fois de s’en faire une alliée pour aider à installer Dorante dans la maison d’Araminte,
mais aussi d’exciter une forme de jalousie chez celle -ci.
En revanche, dans cette perspective, le rôle
de la dernière scène de l’acte I est plus ambigu : pourquoi Dubois laissait -il entendre à Marton que
Dorante était amoureux d’Araminte ? C’est de cet avertissement dont elle se souvient ici (« Dubois
avait raison tantôt »), mais alors elle ne l’avait pas cru.
Il semble que le principal enjeu dramatique de ce passage soit de renforcer le sentiment
amoureux naissant d’Araminte pour Doran te.
Pour cela, Dubois lui montre à la fois un homme
désirable (aimé par Marton, qui l’ombre d’un instant passe du statut de servante à celui de rivale) et
un homme désirant (qui voue à sa maîtresse une sorte de culte, adorant son image démultipliée –
portr ait et tableau).
Elle fera d’ailleurs, au début de la scène qui suit notre extrait, ce reproche à son
domestique : « sans toi je ne saurais pas que cet homme -là m’aime ».
Comme l’analyse Anouk
Grinberg qui interprète Araminte dans la mise en scène dont nou s venons d’écouter un extrait : « Et
tout à coup lui arrive cet amour de Dorante, qui est doublement de l ’ordre de l ’impossible, de
l’impensable : d ’abord parce qu ’elle est sourde à elle -même, et parce qu ’elle ne peut aimer quelqu ’un
qui lui est inférie ur socialement […].
Pourtant, cette libert é́, elle la prend.
C ’est très beau, la manière
dont elle trouve sa route au milieu de la déroute , et le courage qu’elle a de s’affranchir, de braver les
interdits de tous ordres. »
La scène 9 va en tout cas désill usionner Marton , qui était le personnage pivot, toujours présente des
scènes 3 à 11 au cours de cet acte II.
Ici, sa façon pathétique de récapituler toute l’histoire et de dire
que sa méprise la pousse à se taire la rend extrêmement touchante.
Quoi de plus significatif et terrible
pour un personnage de théâtre que de se taire ? À la fin de la pièce, certes, Araminte comprendra la
peine qu’éprouve sa suivante et lui témoignera son affection ; mais cela, dans le fond, ne changera
pas grand -chose… Alors que ce type de personnage finit souvent marié chez Marivaux, pas
forcément avec celui ou celle qu’il espérait au début, mais marié quand même, et heureux de l’être,
Marton ne sera dédommagée en aucune façon.
Didier Bezace repère bien ce qu’on pourrait appeler la
tragédie de Marton, cette espèce d’injustice, scandaleuse pour nous modernes ; c’est sur elle qu’il clôt
sa pièce : revenue sur scène, visiblement très triste, après le départ de tous les personnages (et
notamment du couple d’amoureux, monté célébrer son union), tandis que retentit le Concerto pour
deux violons et violoncelles RV 5 78 a de Vivaldi.
Comme souvent chez Marivaux, la pièce présente le
rapport de forces qui, à travers les jeux amoureux, oppose les classes sociales entre elles (comme
dans La double inconstance , où le Prince réussit à défaire le couple heureux que formaient Sylvia et
Arlequin).
Ceci annonce le grand renouveau à la fois dramatique et politique du 18 e siècle : l’invention
du drame , genre dans lequel les gens ordinaires peuvent avoir un « sort » (c’est ce qu’Argante refuse
à Dorante), et qui préfigure le sort c ommun que le peuple va chercher à se donner à la Révolution.
On a bien dans cette pièce, à nouveau, les jeux de l’amour et du hasard … On note en passant que
le terme « hasard » apparaît trois fois dans l’extrait, dans des répliques d’Araminte et de Dubois
(notamment : « j’y ai vu par hasard un tableau où madame est peinte »).
Comment interpréter
l’insistance sur ce terme ? Le piège que constitue l’intrigue est organisé par Dubois, maître du jeu,.
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