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Les foules - Baudelaire

Publié le 09/03/2011

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baudelaire

Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage. Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant : et si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées. Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente. Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe. Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses; et, au sein de la vaste famille que leur génie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste. Baudelaire.

• Le sujet indique : Dans un commentaire composé, vous vous efforcerez de définir ce que les idées et le sentiment ont de complexe et de singulier, et vous caractériserez le pouvoir de suggestion de cette prose poétique. Indications bien vagues, une fois de plus : on vous invite à examiner le fond d'abord, les « idées « et le « sentiment « dans leur originalité, définie par deux termes : « complexe « et « singulier « ; puis la forme, le « pouvoir de suggestion « du passage. Tout cela ne signifie rien d'autre en définitive que : montrez que ce texte présente de sérieuses qualités de fond et de forme.

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« Thème II.

Le bonheur apporté par le privilège poétique. • La joie de l'intuition d'autrui est exprimée en termes très forts : « ribote de vitalité »...

« singulière ivresse »...

«jouissance fiévreuse »...

«ineffable orgie»...

«sainte prostitution de l'âme».

Cette jouissance vient d'abord dusentiment de vivre des existences multiples : l'être se développe et se diversifie en autant de personnalités qu'ilveut, il goûte en lui comme siennes les richesses intérieures qui constituent le monde original des autres.

Ainsi qu'unacteur, il affirme la puissance de sa vitalité en se métamorphosant successivement en plusieurs personnages. • Son bonheur est intense, violent, excessif : voyez les termes tels que «ivresse»...

«fiévreuse»...

«orgie» quimarquent combien la nature dépasse ses étroites limites pour s'exalter dans un état second, presque une expériencede crise voluptueuse qui doit laisser l'âme comblée, rassasiée.

Seuls les agents ouvrant la porte des « paradisartificiels », le vin ou la drogue, pourraient aider l'être à se dissocier ainsi en plusieurs existences. • Ce bonheur est fondé sur la générosité.

En seront éternellement exclus « l'égoïste, fermé comme un coffre, et leparesseux, interné comme un mollusque».

Un tel comportement exige de l'âme qu'elle «se donne toute entière,poésie et charité».

Le contact avec l'autre passe par l'oubli de soi.

Il faut s'arracher aux mesquineries del'égocentrisme si l'on veut accéder à la connaissance d'autrui.

Mouler son âme sur celle du passant est acte decompréhension, preuve d'altruisme et de charité.

Il faut lutter contre la paresse qui pousse chacun à s'installercomplaisamment dans le petit univers confortable de ses habitudes mentales et de ses règles de vie. • La qualité du bonheur ainsi conquis l'apparente à la vie mystique.

C'est peu de dire que les joies de l'amour, parlequel nous ne sommes guère transportés que vers un seul être, sont en comparaison tout à fait restreintes.L'exaltation du poète dans la foule fait de lui le frère et l'égal de ces êtres d'élite que sont « les fondateurs decolonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires ».

Car l'amour de ces hommes ne se circonscrit pasautour d'une seule femme ; il s'adresse plus largement à toute une «vaste famille», constituée d'une populationdiverse à civiliser ou évangéliser, ou d'un peuple nombreux à diriger dans la voie du bonheur.

Ils ont établi unecommunication multiple avec autrui et trouvent leur accomplissement dans leur générosité, au contraire de tantd'autres (les « heureux de ce monde ») qui recherchent la satisfaction d'un « sot orgueil » dans la possessiongrossière des biens matériels.

Le renoncement aux jouissances terrestres va jusqu'à une forme d'ascétisme où lachasteté tient sa place importante. En conclusion : il y a beaucoup de noblesse dans cette conception de la vie, qui apporte de vives joies d'esprit etde cœur.

Elle reste cependant inactive.

Le poète se contente de rêver, tandis que le prêtre et le fondateur decolonies agissent au service d'autrui.

Il se complaît dans une félicité de son moi qui n'est altruiste que dans lamesure où l'occasion et la matière en sont fournies par autrui.

Mais il lui manque la vraie générosité que le passage àl'acte peut seul apporter.. »

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