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LES GRANDS RHÉTORIQUEURS

Publié le 01/12/2018

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RHÉTORIQUEURS (grands). Terme employé en histoire littéraire depuis le milieu du XIXe siècle pour désigner péjorativement certains poètes de la seconde moitié du xve et du premier tiers du xvie siècle, dont la poésie fut alors jugée par les critiques académiques comme le comble de la pompe verbeuse ou de l’amphigouri. Une coutume s’est ainsi établie de regrouper sous cette appellation un nombre flottant (de douze environ à une quarantaine ou plus, selon les auteurs) de personnalités souvent assez différentes les unes des autres et que ne désigna, de leur temps, aucun nom programmatique commun.

 

Il est donc abusif de parler, comme H. Guy le faisait en 1910, d’une « école des rhétoriqueurs ». Quoique plusieurs de ces poètes aient entretenu des relations amicales et parfois pratiqué une sorte d'adulation mutuelle, ce qui les unit se définit au niveau de principes poétiques et de présupposés sociaux jamais vraiment explicités, et que seule nous permet de retrouver une analyse du fonctionnement textuel de discours en apparence hétérogènes. Ce que l'on constate, c’est la concentration, dans une série de textes poétiques écrits entre 1450 et 1535, à plus ou moins haut degré, de traits contrastant inégalement avec ceux qui prédominent dans d’autres textes, antérieurs, contemporains ou postérieurs. Il s’agit donc

 

moins, de la part de l’historien de la littérature, de circonscrire un groupe d’hommes dénommés « rhétoriqueurs » que de reconstruire les lois ou tendances sous-jacentes à une poétique : celle-ci manifeste un aspect notable de la première Renaissance française.

 

La liste de quarante-six « rhétoriqueurs » (classés en « précurseurs », « grands » et « petits ») que dressa Guy ne peut servir de point de départ dans cette enquête. Plusieurs paramètres permettent de la resserrer : c’est à quoi l’on tend aujourd’hui, de manière du reste diverse selon les historiens. Tous sont néanmoins d’accord pour considérer comme particulièrement représentative l’œuvre de dix à quinze poètes appartenant aux générations qui parvinrent à l’âge adulte vers 1460, 1480-1490 et 1500. On peut sommairement distinguer parmi eux, du point de vue géographique et politique, deux sous-groupes : l’un, dans les terroirs de Bourgogne, sous les ducs Philippe le Bon et Charles le Téméraire, puis sous la duchesse Marguerite; l’autre, dans le royaume de France, dans l’entourage de quelques grands seigneurs (les ducs de Bretagne, de Bourbon et d’autres) ou des rois : Charles VIII, Louis XII, François Ier. Dans le premier sous-groupe se rangent Jean Molinet (actif entre 1460 et 1505) et Jean Lemaire de Belges (entre 1495 et 1515); dans le second, Jean Meschinot (entre 1450 et 1490), Guillaume Crétin (entre 1495 et 1525) et Jean Marot (entre 1500 et 1525). A ces noms, unanimement admis par les commentateurs, s’ajoutent à l'occasion divers autres. Les plus souvent cités sont ceux de Jean Robertet (actif entre 1465 et 1500), d’Octovian de Saint-Gelais (entre 1490 et 1505), d’André de La Vigne (entre 1485 et 1515), de Jean Bouchet (entre 1495 et 1550). Certains leur joignent le chartreux bourguignon Destrées (entre 1500 et 1512), le navigateur dieppois Jean Parmentier (entre 1515 et 1529), voire le basochien Pierre Gringore (entre 1500 et 1535). Plusieurs de ces derniers (La Vigne, Bouchet, Parmentier, Gringore) furent par ailleurs des hommes de théâtre, auteurs, acteurs ou metteurs en scène de mystères, de « moralités » ou de farces.

 

Quoiqu’ils aient, en fait, brisé les ressorts de la poésie médiévale (comparables en cela à Villon, leur contemporain), ces « rhétoriqueurs » affichent un respect scrupuleux de la tradition et n’introduisent de nouveautés formelles que sous le couvert d'imitation et de soumission à la norme : l’innovation procède, chez eux, moins de l’invention que de l’excès; au lieu de changer le moteur, ils l’emballent. Ils ne cessent de proclamer leur fidélité aux grands prédécesseurs, Eustache Deschamps, Christine de Pisan, parfois même Dante et Pétrarque, mais insistent peu sur l’évidente parenté de leur poésie avec celle de certains auteurs latins de leur temps. Ce qu'ils vantent, en se réclamant de ces maîtres, c’est le ton même de la plupart de leurs propres ouvrages : discours pathétique, aux métaphores longuement filées, truffé de citations, de renvois allusifs, tandis que, par le choc des connotations, se produit, en mineur, un effet récurrent de « réel ». Se situant ainsi ouvertement dans un cadre à la fois vaste et un peu flou, les rhétoriqueurs y revendiquent les droits du travail stylistique comme tel, de la maîtrise technique, de la virtuosité du jeu..., jusqu’au point de rupture d’un équilibre qu’aucun d’entre eux, par ailleurs, ne condamna jamais.

 

D’où, au xixe, puis au xxe siècle encore, les malentendus qui égarèrent, à propos des « rhétoriqueurs », les critiques universitaires. Les travaux de J. Mc Clelland, de F. Simone, de P. Jodogne et d’autres, dans les années 1960, ont définitivement modifié la perspective. C’est une époque magnifique de la poésie française que l’on est aujourd'hui porté à situer au temps même des rhétoriqueurs, et plusieurs de ces derniers (spécialement Molinet, Lemaire, Jean Marot) comptent parmi ses plus éminentes illustrations. Une idée avait lentement germé, au cours du xve siècle, dans l’esprit du public lettré et des écrivains qu’il entretenait de ses faveurs : celle d’un savoir nouveau, impliqué dans la formalisation poétique du langage. Cette idée s’épanouit chez les rhétoriqueurs : ils ne disposent pas du vocabulaire ni de la syntaxe qui leur permettraient de l’exprimer en théorie; mais ils la pratiquent. Par là même, à l’abri de leur conformisme affiché, ils rompent avec les raisons de ce conformisme.

 

Aux alentours de 1500, c’est eux qui, en langue française, portent les couleurs de la « modernité »; et les clauses d’humilité qu’ils ressassent dans leurs dédicaces indiquent qu’ils sont conscients d’une contradiction : celle qui existe entre la haute idée qu’ils se font de leur fonction de manœuvriers du verbe et l’étroitesse du matériau traditionnel dont ils disposent. Conscients, mais dépourvus de critères qui en rendraient possible l’analyse. Hormis quelques antiques lieux communs inefficaces, l’homme du xve siècle ne détient aucun outil intellectuel comparable à notre notion d’Histoire. Les contradictions vécues n’en sont que plus intensément ressenties, sinon assumées. D’où, dans tout discours, deux discours enchevêtrés : l’un pose que le monde est bien tel qu’il est; qu’il subsiste, heureusement, par la vertu de quelques mythes (religieux, politiques, mondains) assurant sa fragile cohérence externe; mais qu’il est vide, coquille creuse, réduit à son apparence splendide, dissimulant peut-être un néant nécessaire. L’autre discours, en revanche, grossit les oppositions constatées, les accuse jusqu’à les rendre irréductibles et les intègre à son propre mode, posant ainsi un monde à l’envers, absurde en ce qu’il n’admet de relations qu’aléatoires. Plutôt que dramatisée, l’existence est ainsi théâtralisée : face à l’individu qui la contemple, s’en nourrit et en meurt, la création entière est devenue théâtre; et, de ce théâtre, le rhétoriqueur a pour fonction d’écrire le livret.

 

Les rhétoriqueurs, sans exception, furent liés, d'une façon ou de l’autre, en permanence ou pour un temps, avec quelque cour princière. Leur situation sociale se définit ainsi par un rapport de subordination, toujours officialisé selon la titulature d’un appareil d’Etat : secrétaires, chroniqueurs, « écrivains », leur œuvre par là même importe à la régulation sociale, confirme une idéologie dominante. C’est pour cela que le prince les paie. Leur talent poétique n’est pas leur seul titre à de telles nominations : plusieurs, frottés de droit, remplirent des fonctions juridiques, voire diplomatiques; d’autres furent prêtres; l’un d’eux, Octovian de Saint-Gelais, fut évêque. Du moins, quelle que soit la fonction qu’il remplit, le rhétoriqueur n’y accède et ne s’y maintient que par la grâce d’un prince ou la puissance d’un favori de celui-ci. Aucune assurance : le rhétoriqueur dépend au jour le jour d’un mécénat qui exclut tout accord contractuel, et tantôt accorde une charge qui bientôt peut-être sera retirée, tantôt récompense d’honoraires imprévisibles la composition de tel texte. La plupart des rhétoriqueurs, d’origine bourgeoise et, autant qu’il semble, modeste, se plaignent amèrement de ces vicissitudes. Jean Lemaire en mourut; Marot resta pauvre; le grand Molinet connut à certaines heures la misère.

 

Les cours où, dans les pays de langue française, ces ouvriers de la plume cherchent de préférence à faire carrière dessinent un réseau assez lâche : de dix à douze résidences princières, de Malines à Dijon, à Paris, à Rouen, aux villes de la Loire. Le rhétoriqueur passe de l’une à l’autre au gré des circonstances; cette circulation incessante resserre les liens de la subordination autant que ceux de l’amitié et, souvent, de la jalousie; mais elle contribue d’autre part à l’instauration de fructueux échanges entre poètes, musiciens et peintres, soumis au même destin dans les mêmes lieux. Cette ouverture à d’autres disciplines est particulièrement nette chez Molinet et Lemaire.

« --- cours du xv• siècle, dans l'esprit du public lettré et des écrivains qu'il entretenait de ses faveurs : celle d'un savoir nouveau, impliqué dans la formalisation poétique d u lan ga ge .

Cette idée s'é panou it chez les rhétoriq ueurs : ils ne disposent pas du vocabulaire ni de la syntaxe qui l eu r permettraient de l' exp rim er en théorie; mais ils la p ratiq uent.

Par là même, à l'abri de leur conformisme a ff ich é, ils rompent avec les raisons de ce con form isme .

Aux alen to urs de 1500, c'est eux qui, en langue fran­ çaise, portent les couleurs de la «modernité»; et les clauses d'humilité qu'ils ressassent da n s leurs dédicaces indiquent qu'ils sont conscients d'une contradiction : celle qui existe entre la haute idée qu'ils se font de le ur fonction de manœuvriers du verbe et l'étroitesse du matériau traditionnel dont ils disposent.

Conscient s, ma is dép ourv us de critères qui en rendraient possible l'analyse.

Hormis quelques antiques lieux communs inefficaces, l'homme du xv• siè cle ne détient aucun outil intellectuel comparable à notre notion d'Histoire.

Les contradictions vécues n'en sont que plus intensément ressenties, sinon assumées.

D'où, dans tout discours, deux dis cour s enchevêtrés : l'un pose que le monde est bien tel qu'il est; qu'il subsiste, heureusement, par la vertu de quelques myth es (religieux, politiqu es, mon­ dains) assurant sa fragile cohérence externe; mais qu'il est vide, coquille creuse, réduit à son apparence splen ­ dide, dissimulan t peu t-ê tre un néant néc essa ire.

L'autre discours, en revanche, grossit les oppositions constatées, les accuse jusqu'à les rendre irréductibles et les intègre à son propre mode, posant ainsi un monde à l'envers, absurde en ce qu'il n'admet de relations qu 'al éa to ire s.

Plutôt que dramatisé e, l'existence est ainsi théâtralisée : face à l'individu qui la contemple, s'en nourrit et en meurt, la cré atio n entière est devenue théâtre; et, de ce théâtre, Je rhétoriqueur a pour fonction d'écrire le livret.

Les rhé torique urs, sans exc ept ion, furent liés, d'une façon ou de l'autre, en permanence ou pour un temps, avec quelq ue cour princièr e.

Leur situation sociale se définit ainsi par un rapport de subordinatiop, toujours officialisé selon la titulature d'un appareil d'Etat : secré­ taires, chroniqueurs, « écrivains », leur œuvre par là même import e à la ré gu la tion sociale, confirme une idéo­ logie dominante.

C'est pour cela que le prince les paie.

L eu r ta len t poé tiq ue n'est pas leur seul titre à de telles nominations : plusieurs, frottés de droit, remplirent des f o nc ti ons jur idiqu es, voire diplo ma tiques; d'autres furent prêtres; l'un d'eux.

Octovian de Saint-Gelais, fut év êq ue.

Du moins, quelle que soit la fonctio n qu'il rem­ plit, le rhétoriqueur n'y accède et ne s'y maintient que par la grâce d'un pri nce ou la puissance d'un favori de ce lui -c i.

Aucune assurance : Je rhétoriqueur dépend au jour le jour d'un mécénat qui exclut tout accord contrac­ tuel, et tantôt accorde une charge qui bientôt peut-être sera retirée, tantôt récompense d'honoraires imprévisi­ bles la composition de tel texte.

La plupart des rhétori­ queurs, d'orig in e bour geois e et, autant qu'il semble, modeste, se plaignent amèrement de ces vicissitudes.

Jean Lemaire en mourut; Marot resta pauvre; le grand Molinet connut à certaines heures la misère.

Les cours où, dans les pays de la n gue française, ces ouvriers de la plume cherchent de préférence à faire carrière dessinent un réseau assez lâche : de dix à douze résidences princiè res, de Malines à Dijon, à Paris, à Rouen, aux villes de la Loire.

Le rhétoriqueur passe de l'une à l'autre au gré des circonstances; cette circulation incessante resserre les liens de la subordination autant que ceux de l'amiti é et, souvent, de la jalousie; mais elle contribue d'autre part à l'instauration de fructueux échanges entre poètes, musicie n s e t pei ntre s, soumis au même destin dans les mêmes lieux.

Cette ouverture à d'autres disc iplin es est par ticul iè rement nette chez Moli­ net et Lemaire.

Carrières incertaines, tourmentées.

Un cap ri c e du patron vous condamne à la fa m in e ; sa mort vous ruine dans l'heure.

Au sein même d'une stabÎ!Iité précaire vous menace la concurrence de rivaux.

Cette étroite dépen­ dance sociale et économique constitue, dans ce que J.

Le Goff appelle l'« ère du prince», le statut normal du poète : un Villon n'y échappe que par sa marginalité même; un Charles d'Orléans, du fait qu'il est prince; tel autre, par sa situation ecclésiastique.

Les rhétoriqueurs, dans leur ensemble, ont joué le jeu.

Mais, aux moments où pèse trop lourd le sentiment diffus (sinon la conscience) de cette condition, il ne reste (en l'absence de tou t mouvement de révolte) que l 'éch ap patoire de l'ironie, manifeste ou cachée, d'une bouffonnerie subtile retournant contre lui-même le discours imposé.

Le rôle que le rh ét ori q u eur a fonction de tenir sur la scène curiale, c'est, par délé gati on, celui du prince même : délégation révocable, mais qui, tant qu'elle dure, le re v êt, comme d'un costume d'apparat, d'un la ngag e taillé dans le tissu protoco lair e de vieilles traditions féo­ dales exténuées.

A la fois cha nt et discours, rêve et dé mon str atio n, l'art verbal met en perspective le grand jeu auquel se livre la Cour.

Enté sur l'imaginaire aristo­ cratique, il s'orchestre en vertu d'une puissante volonté d'harmonie pour laquelle l'ornement ne se distingue pas d e la sub stanc e.

Il se dévelo ppe ainsi en chatoiements innombrables, fugitifs, que seul un lecteur initié perçoit dans leurs multiples nuances.

En cela, aucune hypocri­ sie; les rhétoriqueurs possèdent une foi totale dans le pouvoir de la parole et dans la sagesse qu'implique l'é loqu en ce .

Le thème, le plus souvent, est fourni par les circons­ tances : événements militaires ou pol iti que s, existence familiale des princes, mariage s, naissances, décès, acci­ dents divers constituent le prétexte de plus de la moitié des poèmes de Molinet, de Lem air e , de Cretin, de Marot.

Mais il ne s'agit pas là, comme il pourrait sembler, de représenter figurativement l'anecdote.

Le rhétori queur met une confiance illimitée dans la vertu significative de l'histoire : s'il ia« repr ése n te », c'est au sens théâtral du terme, en la mettant en scène.

Son discours « circonstan­ ciel», mêm e lourdement chargé d'am plifica tions des­ cr ip tive s, reste, pour l'essentiel, un discours de persua­ sion, répé ta n t sans fin que l'obj et dont il parle a trouvé un acteur adéquat.

La parol e poétique est ains i interces­ sion entre l'ordre éphémère dont elle part et l'ordre éter­ nel qu'elle évoque, par le fait même qu'on la prononce.

Les textes sont méticuleux, souvent encombrés de ces détails allusifs dont le xve siècle, dans tous ses arts, a le souci.

Mais le fait cité ne constitue pas une donnée : il est le lien complexe, peut-être contradictoire, d'aff ir m a­ t io ns , d'in te rro gati ons, de dénégations mutuellement i m pliqu ées.

Les mots qui le disent perdent de vers en vers leur statut de signes; ils ne sont plus que les particu­ les d'une totalité dont la signification ne peut être que gl oba le.

C'est ainsi que ce qui est dit ne prend forme et consistance que reflété dans le miroir du non-dit.

Ce qui, en dehors du texte, est his to rique se trouve promu par la parole sur un plan que l'on nommerait, au sens antique du terme, pol itiqu e.

Le souvenir des faits est cadré, mis en œuvre, poétiquement formalisé, en vertu d'une idéo­ logie, de schémas intellectuels et discursifs remplissant un e fo ncti on de lé giti ma tion de l'ordre princier.

Il en va de même, analogiquement, si le thème pro­ vient de la trad ition re ligi euse et moralisante (éloge d'un mystère de la Vierge, d'un saint, d'une vertu) ou de la tradition (tombée au rang d'étiquette mondaine) de l'« amour courtois».

Le rôle du rhétoriqueur à la Cour est donc foncièrement ambig u : officiel et clos relative­ ment au prin ce, il est ouve rt mais secret dans et par le texte.

Une dialectique spécifique s'instaure entre fonc­ tion sociale et fonction poétique; entre l'écriture comme. »

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