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Les moyens de la fortune selon Vautrin («Dans ces conjonctures... je m'amuserai à ma façon», p. 154) - Le père Goriot de Balzac

Publié le 22/02/2012

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Dans ces conjonctures, je vais vous faire une proposition que personne ne refuserait. Écoutez bien. Moi, voyez-vous, j'ai une idée. Mon idée est d'aller vivre de la vie patriarcale au milieu d'un grand domaine, cent mille arpents, par exemple, aux États-Unis, dans le Sud. Je veux m'y faire planteur, avoir des esclaves, gagner quelques bons petits millions à vendre mes boeufs, mon tabac, mes bois, en vivant comme un souverain, en faisant mes volontés, en menant une vie qu'on ne conçoit pas ici, où l'on se tapit dans un terrier de plâtre. Je suis un grand poète. Mes poésies, je ne les écris pas : elles consistent en actions et en sentiments. Je possède en ce moment cinquante mille francs qui me donneraient à peine quarante nègres. J'ai besoin de deux cent mille francs, parce que je veux deux cents nègres, afin de satisfaire mon goût pour la vie patriarcale. Des nègres, voyez-vous ? c'est des enfants tout venus dont on fait ce qu'on veut, sans qu'un curieux procureur du roi arrive vous en demander compte. Avec ce capital noir, en dix ans j'aurai trois ou quatre millions. Si je réussis, personne ne me demandera : « Qui es-tu ? » Je serai monsieur Quatre-Millions, citoyen des États-Unis. J'aurai cinquante ans, je ne serai pas encore pourri, je m'amuserai à ma façon.
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« La formule est riche de connotations : elle contient à la fois le pouvoir et la sagesse, elle implique l'étendue desterres, la réalité des cultures et la souveraineté tranquille du patriarche.

Ces notions sont renforcées par un effet derépétition : «Moi, voyez-vous, j'ai une idée.

Mon idée est...» La suite du lexique confirme ce choix d'un vasteespace : «au milieu d'un grand domaine, cent mille arpents», soit cinquante mille hectares ; puis «aux États-Unis,dans le Sud», c'est l'immensité du continent, un espace encore terrien, à l'opposé de la pension, où «on se tapitdans un terrier déplâtré», qui joue le rôle de repoussoir.

Et les Etats-Unis, c'est loin, on y serait à l'abri de toutes lescuriosités malveillantes, de toutes les poursuites... Ce besoin de vastes horizons, ce projet de la vraie vie, s'inscrit aussi dans la phrase par des sonorités lourdes etamples, en a et é : «Mon idée est d'aller vivre de la vie patriarcale au milieu d'un grand domaine, cent mille arpents, par exemple, auxÉtats-Unis, dans le Sud». L'espace spirituel revêt la dimension poétique d'un rêve créateur : ce vaste dessein est assimilé à l'œuvre d'unartiste : «Je suis un grand poète.

Mes poésies, je ne les écris pas : elles consistent en actions et en sentiments». Vautrin a la puissance d'un imaginatif du concret qui cherche à sa vie une dimension supplémentaire dans lagrandeur des actions (lorsque Vautrin se présente comme poète, n'oublions pas que le mot en grec vient de laracine signifiant «faire», «créer») et l'intensité des sentiments.

Son besoin d'un ailleurs plus vaste n'est pas siéloigné des aspirations du poète, qui veut échapper aussi à la mesquinerie du quotidien en refaisant le monde, maislui par le rêve et l'harmonie des mots. Vautrin porte en lui le goût de l'exotisme, son domaine américain c'est l'invitation au voyage qu'il se raconte à lui-même, et que très indirectement il adresse aussi à Eugène ; Baudelaire et Vautrin...

le rapprochement surprendra,mais il y a du romantisme dans la tête de quiconque veut vivre hors de l'ordre social.

Vautrin est aussi un penseurcapable de longues analyses, il a des idées bien à lui, et même des thèses sur les inconséquences de l'ordre social. L'ambition du pouvoir Affirmation démesurée de soi, suprématie sur autrui, telle est l'aspiration affichée avec assurance par le personnage. Le mode de l'injonction paternaliste et doctrinale domine le discours, Vautrin fait la leçon : «Dans ces conjonctures,je vais vous faire une proposition que personne ne refuserait.

Ecoutez bien».

Avec l'impératif, il se pose en maîtredétenteur d'un vérité digne d'attention. Le champ lexical de la volonté dénote clairement le goût de la domination : Je veux m'y faire planteur...

en vivant comme un souverain, en faisant mes volontés...

j'ai besoin...

parce que jeveux deux cents nègres...

c'est des enfants tout venus dont on fait ce qu'on veut... Il s'exprime aussi par la position éminente que s'attribue le locuteur, au cœur du domaine : «vivre de la viepatriarcale au milieu d'un grand domaine».

Vautrin se situe au centre de tout, il est celui vers qui tout converge etqui tient dans sa main tout le réseau des décisions.

Sa position de patriarche connote à la fois la soumission desesclaves et la tranquillité d'une autorité incontestée. La volonté de possession contribue à l'accomplissement du personnage ; elle s'énonce à travers des verbes disant lapropriété des choses ou leur conquête, et par le recours constant à la première personne, le pronom sujet je et lesadjectifs possessifs : «avoir des esclaves, gagner quelques bons petits millions à vendre mes bœufs, mon tabac,mes bois...

Mes poésies...

Je possède en ce moment cinquante mille francs...

J'ai besoin de deux cent mille francs...j'aurai trois ou quatre millions...».

Par là s'étale la jouissance extrême du souverain propriétaire de son royaume ! La domination par la première personne englobe jusqu'à l'appropriation de l'âge et de l'avenir : «J'aurai cinquanteans, je ne serai pas encore pourri, je m'amuserai à ma façon...» ; par l'emploi du futur, le maître s'érige en détenteurde sa force, de sa santé et de ses plaisirs dans un avenir bien à lui, dont il se garde de fixer le terme. La relation maître-esclaves confirme le goût de la puissance ; c'est même pour cela que Vautrin choisit le Sud, lesEtats esclavagistes.

Il dit : Des nègres, voyez-vous, c'est des enfants tout venus dont on fait ce qu'on veut, sans qu'un curieux procureur duroi arrive vous en demander compte. Cette déclaration implique une double relation avec les esclaves noirs.

D'abord une relation de dédain, ils sontdésignés en termes dévalorisants, «nègres» trois fois ; et considérés comme «des enfants», donc naturellementdociles, ignorants et soumis.

Ensuite une relation de pouvoir absolu : «on en fait ce qu'on veut», on les tient à samerci, on peut les revendre ou les faire disparaître, on a sur eux droit de vie et de mort, sans que la justice se mêlede vos affaires.

Le retour ici de l'expression «vie patriarcale», dans «afin de satisfaire mon goût pour la viepatriarcale», s'opère avec un glissement de sens de la bienveillance initiale vers l'exercice despotique de l'autorité.. »

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