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LES PERSONNAGES de MOLIÈRE, Dom Juan, acte III, sc. 2

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

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L'efficacité dramatique de cette scène vient aussi de la densité des personnages, de la cohérence de leurs comportements, si limitées que soient les paroles attribuées à chacun. Examinons maintenant la façon dont se dessinent leurs caractères. Sganarelle Sganarelle n'intervient que deux fois dans cette scène (la première réplique est uniquement fonctionnelle). Ses raisons d'intervenir tiennent à sa relation avec le Pauvre, d'une part, et avec Don Juan, d'autre part. Spectateur du dialogue entre Don Juan et ce « pauvre homme » qui ne sait pas à qui il a à faire, Sganarelle est le premier à ressentir un mouvement de pitié (en cela, il est un peu le relais, le porte-parole du public). Cette pitié peut d'ailleurs s'appuyer sur une sorte de solidarité sociale : par rapport au maître et grand Seigneur, le valet et le mendiant sont l'un et l'autre du peuple (mais il ne faut rien exagérer : Sganarelle a un certain rang; aux yeux des paysans, ceux qui servent Don Juan ont droit au titre de «Monsieur», cf. acte II, scène 1). Sganarelle, de même, est croyant et superstitieux : on comprend qu'il veuille faire cesser l'insupportable scène de la Tentation.
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« l'impatience de Don Juan croît en même temps que le Pauvre résiste.

Se prenant au jeu, Don Juan craint d'êtrebattu...

par un misérable mendiant (premier degré) ou par Dieu même (second degré).

Et tout ceci, devant son valetSganarelle.

Même en dehors de ses deux répliques, le personnage de Sganarelle joue, aux yeux de Don Juan, le rôlede témoin, de public, de miroir : grâce à Sganarelle, Don Juan est toujours en représentation, il cultive son image degrand joueur et de transgresseur des lois...

Du même coup, la présence de Sganarelle attise la colère de son maîtrequi ne veut pas perdre la face (c'est sans doute aussi une des raisons de l'intervention de Sganarelle, qui veutdédramatiser la situation).« Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité.

» Don Juan donne tout de même la pièce.

Le Pauvre a dit non,Don Juan a perdu.

Il sauve la face en se montrant beau joueur.

Ce faisant, il reprend une sorte d'avantage : lasupériorité de celui qui donne sur celui qui n'a rien.

Ce n'est pas de la charité, c'est du paternalisme : au reste, unlouis d'or ne coûte rien à un riche seigneur.

Il n'est d'ailleurs pas impossible de penser que Don Juan, dès le départ,ait envisagé de donner la pièce : il a simplement voulu jouer avec la foi du Pauvre...

Voilà pour le premier degré.Mais au second degré, on a vu que Don Juan défie le Ciel lui-même : il ne veut pas, à ses yeux comme à ceux deSganarelle, avoir l'air de plier devant Dieu.

Cela explique sa formule « pour l'amour de l'humanité », qui s'opposelittéralement à la formule consacrée « pour l'amour de Dieu » (justification classique de la charité chrétienne) : quel'on interprète le mot humanité comme « qualité d'être humain » ou comme « ensemble du genre humain » (sensmoins probable à l'époque), il va de soi qu'il s'agit beaucoup moins pour Don Juan ici de justifier son acte charitableque de récuser toute allégeance à l'idée d'un Dieu.

Après tout, Don Juan donne au Pauvre ce que le Ciel lui a refusé! Le Pauvre Malgré l'idéalisation du Pauvre que nous sommes tentés d'opérer dès le début, à cause de sa condition miséreuse,ce personnage est d'abord beaucoup moins « saint » qu'il n'en a l'air.

Il quémande; il fait son métier de mendiant, niplus ni moins; il propose même ses prières sous la forme d'un marchandage qui justifie en partie la réaction de DonJuan.

Examinons à ce propos ses deux premières répliques révélatrices : son boniment n'est-il pas à la fois ambigu etstéréotypé?Première réplique : «Je suis un pauvre homme, Monsieur» (appel à la pitié), « retiré tout seul dans ce bois depuis dixans » (recherche d'estime), « je ne manquerai pas de prier le Ciel » (mise en avant d'une activité sainte etdésintéressée), « qu'il vous donne toute sorte de biens » (biens spirituels et matériels; promesse d'une sorte dedonnant/donnant : votre aumône ne sera pas seulement un don, ce sera un investissement qui peut vous rapporter— cf.

notre schéma triangulaire, ci-dessus).Deuxième réplique : « Prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien » (le Pauvre réitère le marché quenous venons de mettre en relief); « des gens de bienMolière / 245qui me donnent quelque chose » : la formule du Pauvre, peut-être maladroite, semble indiquer ici qu'il prie pour ceuxqui lui donnent, et pour ceux-là exclusivement.

Ce serait tout à fait différent s'il y avait une virgule : «des gens debien, qui me donnent ».

Le Pauvre ne prie pas pour ceux qui ne donnent pas : nous sommes bien en pleinmarchandage ! Et c'est parce que le Pauvre « vend » sa prière que Don Juan voudra « acheter » son blasphème...Dans les répliques suivantes (« je suis dans la plus grande nécessité du monde [...] je n'ai pas un morceau de pain àmettre sous les dents »), le Pauvre, qui est pauvre en paroles comme en argent, abandonne son boniment toutprêt.

Il dit simplement ce qu'il est : un mendiant qui a faim (et n'oublions pas qu'on meurt effectivement de faim àcette époque).

Il gagne alors en authenticité.

Il devient un personnage qui mérite la sympathie du public, aucontraire de Don Juan, qui abuse de son ironie condescendante.Vient la tentation proprement dite : ne croyons pas, à ce sujet, que le Pauvre repousse l'or avec le dédain d'unSaint qui depuis longtemps a pris le parti de Dieu.

Il importe de noter que le Pauvre est tenté.

Il a faim, il a envie dece louis d'or, une somme considérable pour lui.

Il avance la main, il tente de happer la pièce sans cependant jurer.

Ilvacille! Comme nous l'avons dit, dans la réalité de l'époque, le Pauvre aurait toutes les raisons de succomber à laTentation, et c'est de sentir cela qui rend sa situation insoutenable aux yeux du public.Cependant le « péché » est inimaginable aux yeux du croyant qu'est ce Pauvre (cf.

le conditionnel : « Voudriez-vous que je commisse un tel péché? »).

Il ne doute pas de Dieu.

Sa foi est aussi intense que la tentation : il estintérieurement déchiré par ces deux forces contraires, et cela éclate dans la douleur de ses exclamations : «Ah!Monsieur [...] Monsieur...

» Son refus final est le fruit d'un combat mené contre lui-même.

C'est alors qu'il devient laFigure du Saint.

Il ne l'est pas au début; il ne le devient que lorsqu'il prononce les mots : «J'aime mieux mourir defaim » — des paroles qui, elles aussi, dans la situation où elles sont dites, équivalent à un acte.Ainsi, ce qui n'était qu'un jeu pour Don Juan est une véritable épreuve pour la foi du pauvre.

Le génie de Molière, ici,c'est de ne pas nous donner à voir un saint parfait, un saint stéréotypé, mais un homme vulnérable qui devient unhomme de Dieu, en se hissant au-dessus de son métier de pauvre.

Comme pour le personnage de Don Juan, en unevingtaine de répliques, Molière donne une complexité, une cohérence (à travers les contradictions même), une « vie» en somme à cette figure du Pauvre, qui n'a cessé d'évoluer au cours de la scène.. »

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