Les relations entre les personnages de Gargantua

(« Comment le Moyne feist dormir Gargantua ») indiquent une complicité entre les deux personnages. S’il ne manifeste aucune émotion quand Ponocrates est blessé au combat (chap. xux, p. 338), Gargantua perd en revanche l’appétit quand Frère Jean est capturé par les ennemis (chap. xlv, p. 316) - ce qui est un comble pour un géant issu d'une lignée d’ogres (dans Pantagruel, le géant déclare « manger les petits enfants »). Il récompense dignement le moine en lui offrant le pays de Thélème et c'est leur dialogue relatif au sens de l’« Enigme en prophétie » qui clôt le roman.

Cette relation suit le modèle des amitiés chevaleresques, elles-mêmes issues des amitiés épiques. Traditionnellement, le héros des épopées antiques est accompagné d’un ami fidèle : dans l’Iliade d'Homère, Patrocle est l'ami dévoué d'Achille ; dans l’Énéide de Virgile, Achate est celui d'Énée. Ce modèle est explicite dans Pantagruel, lorsque le géant dit à Panurge : « vous et moy ferons un nouveau pair d’amitié, telle que feut entre Enée et Achates, »

Toutefois, à la différence de ces figures d’amitiés traditionnelles, Panurge et Frère Jean ne sont pas de simples faire-valoir mais sont dotés d’une forte autonomie. Plus précisément, ces personnages sont marqués par la notion de liberté : à la marginalité sociale de Panurge correspond l’indiscipline constante de Frère Jean. Le moine refuse par exemple de se soumettre au prieur de l’abbaye, réclamant qu’on le mène » en prison » (chap. xxvii, p. 224). Il n’obéit à Gargantua, qui lui ordonne de s’asseoir auprès de lui, qu’en affirmant sa propre liberté : « Je le veulx bien [...] puis qu’ainsi vous plaist » (chap. xxxix, p. 284), etc. C'est le moine lui-même qui définit le mieux cette liberté : « Comment pourroy je gouverner aultruy, qui moymemes gouverner ne scaurois ? » (chap. ui, p. 350).

Il est donc possible que Gargantua fasse un calcul en offrant Thélème à Frère Jean : après avoir constaté l'incroyable énergie du moine durant la guerre, ainsi que son indomptable liberté, le géant cherche peut-être à mieux le contrôler. L’amitié épique du géant et du moine servirait-elle, en fin de compte, à suggérer