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L'Etranger de CAMUS: Un roman philosophique : le sentiment de l'absurde

Publié le 22/02/2012

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Quelques mois après L'Etranger, on l'a vu, paraissait Le Mythe de Sisyphe. Ces deux ouvrages, auxquels s'ajoutait Caligula, composaient dans l'esprit de leur auteur un ensemble à la cohérence totale. Ils auraient dû être publiés ensemble car ils constituaient une trilogie dans laquelle un thème unique — celui de l'absurde — se trouvait exploré sur les modes conjugués du romanesque, du théâtral et du philosophique. Littérature et philosophie On a déjà évoqué au début de ce chapitre les liens qui existent entre ces trois oeuvres. La question du sens philosophique de L'Etranger reste cependant à poser car elle commande, au moins en partie, l'intelligence du roman. La publication quasi simultanée par un auteur d'un ouvrage de fiction et d'un essai invite naturellement à s'interroger sur les liens qui unissent les deux textes. La tentation est forte de voir dans le récit comme l'illustration de la philosophie et dans la philosophie comme l'explication du récit. La lecture, alors, se fait double : elle s'engage dans un passionnant et complexe chassé-croisé, dans un interminable va-et-vient entre deux langages dont chacun est perçu comme le miroir de l'autre.
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« Envisagé dans cette perspective, Meursault serait donc l'« homme absurde ».

Et c'est cette absence même de sensqui donnerait son sens au personnage central de L'Etranger.Cette « absurdité » — sans la nommer du nom que lui donne Camus et que reprend Sartre —, nous avons déjà eul'occasion de l'examiner en nous penchant sur le personnage de Meursault.Elle est d'abord l'expérience existentielle de celui qui découvre tout à coup la vacuité de toutes les significations queles hommes prêtent à leur vie.Après avoir sans doute partagé les ambitions et les illusions communes, Meursault s'est décidé à habiter une sortede retrait silencieux.

A sa manière qui est celle des essais, Le Mythe de Sisyphe relate ce pas en arrière par lequelun individu se retire de ce qu'il a pris jusqu'alors pour sa propre vie :«Il arrive que les décors s'écroulent.

Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatreheures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette routese suit aisément la plupart du temps.

Un jour seulement, le "pourquoi" s'élève et tout commence dans cettelassitude teintée d'étonnement.

"Commence", ceci est important.

La lassitude est à la fin des actes d'une viemachinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience.

Elle l'éveille et elle provoque la suite.La suite, c'est le retour inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif.

»En un sens, L'Etranger témoigne de cet éveil qui peut-être a précédé le début du récit ou que provoquèrent ces «quatre coups brefs » que Meursault, comme malgré lui, frappe « sur la porte du malheur ».Cette prise de conscience est à la base de tout, elle est la seule certitude à laquelle Meursault puisse s'accrocher,la seule à laquelle il se doive d'être fidèle.

Toute la seconde partie du roman relate les efforts conjugués de lasociété pour, sous les masques complices du juge ou du prêtre, faire lâcher prise à l'homme qui a découvertl'absurde, l'amener à renoncer. Le Mythe de Sisyphe relate encore cet affrontement en quelques lignes dans lesquelles on est en droit de découvrirl'un des commentaires les plus précieux et les plus directs de L'Etranger:«A un certain point de son chemin, l'homme absurde est sollicité.

L'histoire ne manque ni de religions ni deprophètes, même sans dieux.

On lui demande de sauter.

Tout ce qu'il peut répondre, c'est qu'il ne comprend pasbien, que cela n'est pas évident.

Il ne veut faire justement que ce qu'il comprend bien.

On lui assure que c'estpéché d'orgueil, mais il n'entend pas la notion de péché; que peut-être l'enfer est au bout, mais il n'a pas assezd'imagination pour se présenter cet étrange avenir; qu'il perd la vie immortelle, mais cela lui paraît futile.

On voudraitlui faire reconnaître sa culpabilité.

Lui se sent innocent.

A vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable.C'est elle qui lui permet tout.

Ainsi ce qu'il exige de lui-même, c'est de vivre seulement avec ce qu'il sait, des'arranger de ce qui est et ne rien faire intervenir qui ne soit certain.

On lui répond que rien ne l'est.

Mais ceci dumoins est une certitude.

C'est avec elle qu'il a affaire : il veut savoir s'il est possible de vivre sans appel.

»Meursault, certainement, a choisi de « vivre sans appel ».

Tel est le sens du discours qu'il tient à l'aumônier dans laconclusion du roman.

Mais à lire les lignes qui précèdent, on saisit que le drame qu'est son existence, se dérouleégalement sur une scène plus vaste, que la portée en est générale et comme exemplaire.Ce refus des « religions et des prophètes », cette fidélité tenace à l'absence de certitude qui est notre seulecertitude, n'appartiennent pas en propre à Meursault mais sont l'image exacte de la condition humaine dans unmonde où la garantie de Dieu s'est évanouie.Sartre, dans son article, rapprochait à juste titre la pensée de Camus du « pessimisme classique » d'un Pascal.

Carl'absurde est bien l'une des figures de ce vertige qui, chez l'auteur des Pensées, saisit l'individu avant que ne luivienne le secours de la grâce et de la foi.

Il est plus exactement ce sentiment propre à l'homme moderne lucidementconfronté à ce vide sans limite que découvrent, lorsqu'ils se défont, tous les systèmes qui donnaient sens à ce qu'ilest. Comment se taire avec des mots? Envisagée dans cette perspective, l'aventure de Meursault se trouve haussée jusqu'à une dimension proprementmétaphysique.

L'Etranger et Le Mythe de Sisyphe se rejoignent alors.

Est-ce à dire que les deux textes seredoublent inutilement ?Sartre, en fait, l'a bien montré : le roman et l'essai sont à la fois proches et lointains.

Rien ne saurait permettre deles considérer comme purement et simplement interchangeables.

Camus l'avait noté : « Le sentiment de l'absurden'est pas pour autant la notion de l'absurde.

» Sartre hasarde l'hypothèse suivante : «On pourrait dire que Le Mythede Sisyphe vise à nous donner cette notion et que L'Etranger veut nous inspirer ce sentiment.»Deux formes de discours se déploient ici, parallèles qui, chacune, ont leur logique propre.

Le sentiment ne se ramènepas à la notion qui en est comme la rationalisation; de même, le texte littéraire ne se réduit pas à la thèsephilosophique qu'il est possible d'en extraire.

Le roman, obstinément, conserve une forme d'opacité qui en fait laforce et, paradoxalement, l'évidence.Avec la profonde intelligence de ceux qui savent où l'intelligence perd ses droits, Sartre d'ailleurs le concède : «même pour le lecteur familier avec les théories de l'absurdité, Meursault, le héros de L'Etranger, demeure ambigu.

»Et encore : «cet homme lucide, indifférent, taciturne, n'est pas entièrement construit pour les besoins de la cause.Sans doute, le caractère une fois ébauché s'est-il terminé tout seul, le personnage avait sans doute une lourdeurpropre.

»Meursault n'a pas lu Le Mythe de Sisyphe.

Il est on ne peut plus éloigné des questions philosophiques qui y sontabordées.

Et d'ailleurs, sur de nombreux points, son visage diffère de celui de l'« homme absurde » tel que le décritCamus.

Et pourtant, il suffit d'ouvrir L'Etranger pour faire infailliblement l'expérience du «sentiment de l'absurde ».. »

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