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Lettre à Monsieur Bagieu - A Berlin, le 19 décembre 1752 - Voltaire

Publié le 09/03/2011

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Votre lettre, monsieur, vos offres touchantes, vos conseils font sur moi la plus vive impression, et me pénètrent de reconnaissance. Je voudrais pouvoir partir tout à l'heure et venir me mettre entre vos mains et dans les bras de ma famille. J'ai apporté à Berlin environ une vingtaine de dents, il m'en reste à peu près six; j'ai apporté deux yeux, j'en ai presque perdu un; je n'avais point d'érysipèle (2), et j'en ai gagné un que je ménage beaucoup. Je n'ai pas l'air d'un jeune homme à marier, mais je considère que j'ai vécu près de soixante ans, que cela est fort honnête, que Pascal et Alexandre n'ont vécu qu'environ la moitié, et que tout le monde n'est pas né pour aller dîner à l'autre bout de Paris, à quatre-vingt-dix-huit ans comme Fontenelle. La nature a donné à ce qu'on appelle mon âme un étui des plus minces et des plus misérables. Cependant j'ai enterré presque tous mes médecins, et jusqu'à La Métrie. Il ne me manque plus que d'enterrer Codénius, médecin du roi de Prusse; mais celui a la mine de vivre plus longtemps que moi; du moins je ne mourrai pas de sa façon. Il me donne quelquefois de longues ordonnances en allemand; je les jette au feu, et je n'en suis pas plus mal. C'est un fort bon homme, et il en sait tout autant que les autres; et, quand il voit que mes dents tombent, et que je suis attaqué du scorbut, il dit que j'ai une affection scorbutique. Il y a de grands philosophes qui prétendent qu'on peut vivre aussi longtemps que Mathusalem, en se bouchant tous les pores, et en vivant comme un ver à soie dans sa coque; car nous avons à Berlin des vers à soie et des beaux esprits transplantés. Je ne sais pas si ces manufactures-là réussiront; tout ce que je sais, c'est que je ne suis point du tout en état de voyager cet hiver. Je me suis fait un printemps avec les poêles; et quand le vrai printemps sera revenu, je compte bien, si je suis en vie, vous apporter mon squelette. Vous le disséquerez, si vous voulez. Vous y trouverez un cœur qui palpitera encore des sentiments de reconnaissance et d'attachement que vous lui inspirez. Soyez persuadé, monsieur, que, tant que je vivrai, je vous regarderai comme un homme qui fait honneur au plus utile de tous les arts, et comme le plus obligeant et le plus aimable du monde. VOLTAIRE, Correspondance Pléiade III Vous présenterez de ce texte un commentaire composé. Vous pourrez par exemple essayer de caractériser la manière de Voltaire dans le portrait qu'il trace ici de lui-même et le jugement qu'il porte sur certains de ses contemporains. (1) Monsieur Bagieu : se présentait lui-même comme « chirurgien, aide-major d'armée. « (2) Érysipèle : « Maladie infectieuse contagieuse (...) et caractérisée par l'inflammation, la tension et le gonflement de la peau « (Petit Robert).

« Voltaire, correspondant de l'univers, répandait dans ses lettres familières, chef-d'œuvre [...] de soixante-dix ans de vie, plus de naturel, d'atticisme, de souplesse, de grâce, de solidité et d'éclat de style qu'il n'en faudrait pour illustrer toute autre littérature «, écrit Lamartine dans ses Entretiens (VIII). [Quant au critique Ber-sot, imaginant qu'on pût l'obliger à abandonner successivement des cantons importants de l'œuvre si étendue et diverse du « philosophe « (a), il se résignait à ne garder que la Correspondance ].

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« - Exemple : « Il y a des grands philosophes qui prétendent...

». • Volonté d'amusement; exemple : « C'est un fort bon homme...

»; - les mille tracas du séjour sont présentés avec une légèreté spirituelle qui feint de s'amuser même de ce qui estdéplaisant - ou odieux; exemple : « Je n'avais point d'érysipèle...

»; - fréquents effets : soit d'énumérations; exemple : « Mais je considère que j'ai...

que cela...

que Pascal...

et quetout le monde...

»; soit d'accumulations ou répétitions de termes (ici « scorbut » et « scorbutique »); soit dejuxtapositions ou mouvements précipités qui doivent faire sourire; Exemple : « et vivent comme un ver à soie danssa coque;/car nous avons à Berlin des vers à soie et des beaux esprits transplantés...

»; soit de chutes de phraseavec effet de surprise ou comique de contraste; Exemple : «une vingtaine de dents,/il m'en reste à peu près six...Noter l'asyndète, i.e.

l'absence volontaire de liaison entre les deux membres de phrase; soit de mouvementsmécaniques ou répétitifs; exemple : « J'ai apporté...

» (répété, puis même forme de phrase...); soit de plaisanteriesà caractère inattendu, saugrenu, piquées de détails particuliers : ainsi il « ménage beaucoup » son érysipèle !; soitde changements de ton qui empêchent de prendre tout à fait au sérieux ce qui l'est pourtant; exemple : « Jecompte bien...

vous apporter mon squelette.

Vous le disséquerez si vous voulez.

» • Jamais un effet n'est prolongé; le mouvement emporte tout.

Il ne lasse pas parce qu'il n'appuie pas.

- Exemple : laphrase qui passe rapidement sur le « si je suis en vie », sans apitoiement. • Cependant : - raillerie et malice ne sont jamais absentes, telles à l'encontre de Codénius.

- Exemple : « celui-là (ironie du pronomdémonstratif) a la mine (plaisanterie dans la tournure médicale) de vivre plus longtemps que moi; » - « coups fourrés » et « bottes spadassines » (expressions de Varloot) surtout adressés aux contemporains, ainsil'allusion à Fontenelle, allant malgré son grand âge « dîner à l'autre bout de Paris »...

ce que lui-même n'hésitera pasnon plus à faire à son retour triomphal en fin de vie... • Un certain dépit perce aussi à travers humour et causticité; exemple : « Nous avons à Berlin.......

je ne sais pas sices manufactures là réussiront.

» • D'où allusions aux petits faits célèbres de l'Époque (toujours l'épisode de Fontenelle, le centenaire de notrelittérature). • D'où surtout présentation vivante et véridique de certains aspects de sa vie à Berlin et des gens qu'il y trouve. • Véritable petite chronique sans indulgence; rapide mais brillante revue de portraits présentés comme descomparses (Codénius surtout). II.

L'homme. • Ce ne sont donc pas seulement les qualités primesautières d'un style et d'une présentation spirituels inimitables(souvent dits caractéristiques de l'esprit français) qui se découvrent dans cette lettre, mais Voltaire, - pourreprendre le vers célèbre de Mallarmé - : « Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change » (in Le Tombeau d'Edgar Poe). • Plusieurs aspects profonds de la personnalité voltairienne apparaissent.• Le Voltaire intime d'abord et ses faiblesses : - Il est sans aucun doute de santé assez précaire : « Je ne suis point du tout en état de voyager...

», d'un corpsapparemment fragile (voir ses portraits ou statues) : « un étui des plus minces et des plus misérables » dit la lettre. - De plus il est atteint de quantités de maladies, sans doute pas aussi graves qu'il l'affirme, mais fort gênantes etdéplaisantes; - outre coliques et crampes d'estomac en permanence (voir toutes ses lettres) il a - à l'époque de celle-ci - l'œil quibaisse : «j'ai apporté deux yeux, j'en ai presque perdu un...

»; - et surtout il est scorbutique et nul ne peut l'ignorer, car il y fait partout allusion.

Ici quatre fois;. »

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