Devoir de Philosophie

Lettre a monsieur bagieu - A Berlin, le 19 décembre 1752. Voltaire, Correspondance

Publié le 07/04/2011

Extrait du document

voltaire

   Votre lettre, monsieur, vos offres touchantes, vos conseils font sur moi la plus vive impression, et me pénètrent de reconnaissance. Je voudrais pouvoir partir tout à l'heure et venir me mettre entre vos mains et dans les bras de ma famille. J'ai apporté à Berlin environ une vingtaine de dents, il m'en reste à peu près six; j'ai apporté deux yeux, j'en ai presque perdu un; je n'avais point d'érysipèle 2, et j'en ai gagné un que je ménage beaucoup. Je n'ai pas l'air d'un jeune homme à marier, mais je considère que j'ai vécu près de soixante ans, que cela est fort honnête, que Pascal et Alexandre n'ont vécu qu'environ la moitié, et que tout le monde n'est pas né pour aller dîner à l'autre bout de Paris, à quatre-vingt-dix-huit ans comme Fontenelle. La nature a donné à ce qu'on appelle mon âme un étui des plus minces et des plus misérables. Cependant j'ai enterré presque tous mes médecins, et jusqu'à La Mettrie. Il ne me manque plus que d'enterrer Codénius, médecin du roi de Prusse; mais celui-là a la mine de vivre plus longtemps que moi; du moins je ne mourrai pas de sa façon. Il me donne quelquefois de longues ordonnances en allemand; je les jette au feu, et je n'en suis pas plus mal. C'est un fort bon homme, et il en sait tout autant que les autres; et, quand il voit que mes dents tombent, et que je suis attaqué du scorbut, il dit que j'ai une affection scorbutique. Il y a de grands philosophes qui prétendent qu'on peut vivre aussi longtemps que Mathusalem, en se bouchant tous les pores, et en vivant comme un ver à soie dans sa coque; car nous avons à Berlin des vers à soie et des beaux esprits transplantés. Je ne sais pas si ces manufactures-là réussiront ; tout ce que je sais, c'est que je ne suis point du tout en état de voyager cet hiver. Je me suis fait un printemps avec les poêles; et quand le vrai printemps sera revenu, je compte bien, si je suis en vie, vous apporter mon squelette. Vous le disséquerez, si vous voulez. Vous y trouverez un cœur qui palpitera encore des sentiments de reconnaissance et d'attachement que vous lui inspirez. Soyez persuadé, monsieur, que, tant que je vivrai, je vous regarderai comme un homme qui fait honneur au plus utile de tous les arts, et comme le plus obligeant et le plus aimable du monde.    Voltaire, Correspondance.    Vous présenterez de ce texte un commentaire composé. Vous pourrez par exemple essayer de caractériser la manière de Voltaire dans le portrait qu'il trace ici de lui-même et le jugement qu'il porte sur certains de ses contemporains.

L'énoncé du texte indiquait que cette lettre a été écrite à Berlin en décembre 1752. L'aventure berlinoise de Voltaire étant l'un des épisodes les plus célèbres de la vie de notre auteur, on peut espérer qu'un élève de Première qui a appris ses leçons durant l'année est capable de situer approximativement ce texte, sans bien sûr entrer dans des détails d'érudition. Si nous avons ici été assez précis, c'est à titre purement informatif : on n'attend évidemment pas d'un élève qu'il connaisse dans le détail les démêlés de Voltaire avec Maupertuis, ou les raisons qui ont poussé La Mettrie à venir s'établir à Berlin.    A part ces quelques points historiques, le texte ne présente guère de difficultés de compréhension : une note indique qui était Bagieu, le correspondant de Voltaire, le texte précise lui-même que Codénius est le médecin officiel du Roi de Prusse et on peut espérer qu'un élève de Première ou de Terminale sait qui sont Pascal, Alexandre, Mathusalem et même Fontenelle, auteur souvent étudié en classe de Première.   

voltaire

« La conclusion insiste sur la fidélité de Voltaire à lui-même manifestée dans cette lettre.

Notre philosophe a toujoursmis au premier plan des qualités celles qui rendent supportable la vie en société, en particulier la politesse; mais ilest aussi quelqu'un qui s'est battu toute sa vie pour pouvoir dire franchement ce qu'il croyait vrai.

Il concilie cesdeux exigences ici, en grande partie grâce à son talent d'écrivain.

La conclusion élargit aussi quelque peu laquestion en suggérant que Voltaire, des années après cette lettre, changera en partie d'avis sur l'utilité des secoursde la médecine. COMMENTAIRE COMPOSÉ Dès 1736, Voltaire est en correspondance suivie avec le prince héritier de Prusse.

Celui-ci devient roi en 1740 sousle nom de Frédéric II et presse alors son écrivain favori de venir à Berlin orner sa cour de son esprit.

Voltaire restelongtemps réticent : il se trouve bien chez lui, ou plutôt chez son amie Mme du Châtelet, écrivant, s'informant detout et en particulier des découvertes scientifiques, menant une vie agréable.

Pendant quelque temps, grâce à Mmede Pompadour, il jouit même de la faveur de Louis XV et entre à l'Académie Française.

Qu'irait-il faire à Berlin? Cen'est que quand M"18 du Châtelet meurt accidentellement en 1749 et que sa disgrâce est totale à la cour deVersailles qu'il se résout enfin à prendre le chemin de la Prusse. Il est d'abord conquis, croyant trouver en Frédéric II qu'il appelle « le Salomon du Nord » un monarque selon soncœur, un « despote éclairé » qui réglerait ses décisions en fonction de la philosophie.

Voltaire déchante pourtantassez vite, s'apercevant que la politique est rebelle à ces projets chimériques, et finit par se fâcher avec son hôte :en novembre 1752 il se querelle avec le Président de l'Académie de Berlin, Maupertuis soutenu par le roi, et publiecontre lui un violent et spirituel pamphlet, la Diatribe du Docteur Akakia, qui est condamné et brûlé publiquement parle bourreau.

Voltaire alors cherche à quitter Berlin. C'est à ce moment précis qu'il répond à un médecin parisien nommé Bagieu qui avait appris son médiocre étatphysique et avait offert de le soigner.

Bagieu, qui se présentait lui-même comme « chirurgien, aide-major d'armée »avait déjà proposé ses services à Voltaire six mois plus tôt.

L'écrivain n'avait alors aucune envie de quitter la courde Potsdam et avait donc répondu en ce sens.

Mais les circonstances ayant changé c'est encore une fois un refuspoli qu'il oppose aux secours de la médecine.

Cette fois-ci il énonce nettement les raisons de ce refus tout ens'efforçant de rendre sa lettre la plus aimable possible : certes, il avoue son peu de confiance dans la médecine etles médecins, mais d'une façon telle que son correspondant ne puisse en être fâché.

C'est aussi l'occasion pourVoltaire de se livrer à un autoportrait ironique et à des considérations spirituelles sur ses contemporains. Voltaire présente son refus comme une nécessité dont il n'est pas maître le moins du monde.

Il voudrait, dit-il, «pouvoir partir tout à l'heure » au sens que cette expression possédait encore au XVIIIe siècle, c'est-à-direimmédiatement, sur-le-champ ; mais il sait aussi et surtout qu'il ne le peut.

« Tout ce que je sais, écrit-il vers la finde cette lettre, c'est que je ne suis point du tout en état de voyager cet hiver.

» Son état général est selon lui des plus mauvais.

A vrai dire Voltaire sait bien que sa santé n'a jamais étéexcessivement robuste : « la nature a donné à ce qu'on appelle mon âme, dit-il, un étui des plus minces et des plusmisérables ».

De plus, l'âge commence à faire sentir ses outrages : tout le monde ne peut comme l'écrivainFontenelle être suffisamment alerte « pour aller dîner à l'autre bout de Paris, à quatre-vingt-dix-huit ans » Voltaired'ailleurs ne se plaint pas : il a « vécu près de soixante ans » et considère que « cela est fort honnête », vu qued'illustres personnages comme « Pascal et Alexandre n'ont vécu qu'environ la moitié ».

Mais en un mot, il n'a « pasl'air d'un jeune homme à marier ». Davantage que l'âge, c'est pourtant la maladie qui a affaibli l'écrivain : il est « attaqué de scorbut » et ses « dentstombent » malgré les soins de ses médecins allemands.

Cette maladie, c'est à l'en croire à Berlin qu'il l'a contractée :son séjour dans cette ville l'a considérablement modifié physiquement et il l'expose de façon plaisante : « j'aiapporté à Berlin environ une vingtaine de dents, il m'en reste à peu près six », l'approximation sur le nombre dedents « apportées » ou conservées ne manque pas de piquant : quand on n'a plus que six dents, on a de grandeschances de connaître ce nombre exactement! Les dents ne sont d'ailleurs pas les seules victimes : Voltaire avaitaussi « apporté deux yeux » et en a « presque perdu un » ; ce « presque » nous rassure un peu : l'œil n'est pasirrémédiablement perdu.

L'insistance avec laquelle Voltaire emploie le mot « apporter », outre l'impression d'unitéqu'elle donne à ces deux phrases, souligne que pour Voltaire, ces dents et ces yeux sont en quelque sorteextérieurs à lui : ils font partie du « mince et misérable étui » qui contient son âme et qu'il a bien dû « apporter »avec lui, comme on apporte en voyage des objets nécessaires, qu'on perd parfois en cours de route. Mais en voyage, on ne « perd » pas nécessairement.

Voltaire a réussi à gagner quelque chose pendant son séjourprussien : un érysipèle, c'est-à-dire une maladie de peau assez désagréable, qu'il « ménage beaucoup », dit-il,comme il ferait d'un compagnon obligé.

C'est ici le vocabulaire même dont se sert Voltaire qui donne à son discoursune nuance comique : un vieillard attaqué de scorbut, perdant ses dents, atteint à un œil et couvert d'une maladiede peau infectieuse n'a en soi rien de réjouissant; mais quand ce même vieillard fait de lui-même ce portrait ironiqueet apparemment détaché, le sourire vient aux lèvres du lecteur. Sans doute est-ce ce que souhaite Voltaire quand il écrit cette lettre à Bagieu : il refuse ses « offres touchantes »bien que ses « conseils [aient fait] sur [lui] la plus vive impression »; et comme il est « pénétré de reconnaissance», il cherche d'une part à motiver sérieusement son refus, d'autre part à séduire son lecteur par l'amabilité et la. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles