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Lorenzaccio (I) Lorenzaccio, III, 3

Publié le 27/03/2015

Extrait du document

rencontre Philippe Strozzi désespéré: ce dernier vient de voir ses deux fils arrêtés parce qu'ils cherchaient à venger l'honneur de leur sœur, insultée par un favori du duc Alexandre. A Philippe qui voudrait agir pour les libérer, Lorenzo annonce alors qu'il va tuer Alexandre. (Voir le résumé de la pièce, p. 128).

LoRENzo. — Tu ne sauras jamais, à moins d'être fou, de quelle nature est la pensée qui m'a travaillé. Pour comprendre l'exaltation fiévreuse qui a enfanté en moi le Lorenzo qui te parle, il faudrait que mon cerveau et mes entrailles fussent à nu sous un scalpel. Une statue qui descendrait de son pié­destal pour marcher parmi les hommes sur la place publique, serait peut-être

5      semblable à ce que j'ai été, le jour où j'ai commencé à vivre avec cette idée : il faut que je sois un Brutus.

L..]

LORENZO. - La tâche que je m'imposais était rude avec Alexandre. Florence était, comme aujourd'hui, noyée de vin et de sang. L'empereur et le pape

10 avaient fait un duc d'un garçon boucher. Pour plaire à mon cousin, il fallait arriver à lui, porté par les larmes des familles ; pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies. J'étais pur comme un lis, et cependant je n'ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à cause de cela, n'en parlons pas. Tu dois

15   comprendre que j'ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève pas l'ap­pareil impunément. Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d'op­probre — qu'importe P ce n'est pas de cela qu'il s'agit.

[...] [À Philippe ému par son courage, Lorenzo réplique que son plan exige froideur et impassibilité: les masques de plâtres n'ont point de rougeur au service de la honte

PHILIPPE. - Tu es notre Brutus, si tu dis vrai.

LORENZO. - Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe ; je me suis sou‑

20   venu du bâton d'or couvert d'écorce. Maintenant je connais les hommes, et je te conseille de ne pas t'en mêler.

PHILIPPE. - Pourquoi?

LORENZO. - Ah ! vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l'océan des hommes, et vous avez regardé

 

25 dans les eaux la réflexion de votre propre lumière. Du fond de votre solitude, vous trouviez l'océan magnifique sous le dais splendide des cieux. Vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez pas la sonde ; vous étiez plein de confiance dans l'ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce temps-là, j'ai plongé — je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie — j'en ai parcouru toutes les profondeurs, couvert de ma cloche de verre — tandis que vous admi­riez la surface, j'ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans.

[...] [Lorenzo dissuade Philippe de venger ses enfants, car personne ne le soutiendra : lui-même sait d'expérience que les hommes sont tous lâches et se moquent de la justice.]

PHILIPPE. —Je conçois que le rôle que tu joues t'ait donné de pareilles idées. Si je te comprends bien, tu as pris, dans un but sublime, une route hideuse, et tu crois que tout ressemble à ce que tu as vu.

35  LORENZO. —Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus; je te dis le danger d'en faire. Je connais la vie, et c'est une vilaine cuisine, sois-en persuadé, ne mets pas la main là-dedans, si tu respectes quelque chose.

PHILIPPE. — Arrête! Ne brise pas comme un roseau mon bâton de vieillesse. Je crois à tout ce que tu appelles des rêves ; je crois à la vertu, à la pudeur et 40 à la liberté.

LORENZO. — Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio ? et les enfants ne me jettent pas de la boue? Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur, et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais pour m'assommer ? Au fond de ces dix mille maisons que voilà, la septième géné‑

45 ration parlera encore de la nuit où j'y suis entré, et pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende en deux comme une bûche pourrie ? L'air que vous respirez, Philippe, je le respire ; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement sur le sable fin des promenades; pas une goutte de poison ne tombe dans mon chocolat — que dis-je? ô Philippe ! les mères

50 pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles quand je m'arrête au seuil de leurs portes; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus vil que le baiser de Judas — tandis que moi, pinçant le menton de la petite, je serre les poings de rage en remuant dans ma poche quatre ou cinq méchantes pièces d'or.

[...] [Lorenzo raconte comment, quand il a « commencé à joué [son] rôle de Brutus moderne «, il a cherché en vain les honnêtes gens à qui son crime profiterait : même chez ceux chez qui «la conscience est vivante «, «le bras est mort«.]

55 PHILIPPE. — Pauvre enfant, tu me navres le coeur! Mais si tu es honnête, quand tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras. Cela réjouit mon vieux coeur, Lorenzo, de penser que tu es honnête ; alors tu jetteras ce déguisement hideux qui tç défigure, et tu redeviendras d'un métal aussi pur que les sta­tues de bronze d'Harmodius et d'Aristogiton.

60 LORENZO. — Philippe, Philippe, j'ai été honnête. La main qui a soulevé une fois le voile de la vérité ne peut plus le laisser retomber ; elle reste immobile jusqu'à la mort, tenant toujours ce voile terrible, et l'élevant de plus en plus au-dessus de la tête de l'homme, jusqu'à ce que l'Ange du sommeil éternel lui bouche les yeux.

65 PHILIPPE. — Toutes les maladies se guérissent, et le vice est aussi une maladie.

LORENZO. — Il est trop tard — je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement, maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruf­fian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la Mort au milieu de ma gaieté. Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin, et ce qui

 

70 m'étonne en lui, c'est qu'il n'y ait pas laissé sa raison. Profite de moi, Philippe, voilà ce que j'ai à te dire — ne travaille pas pour ta patrie.

PHILIPPE. — Si je te croyais, il me semble que le ciel s'obscurcirait pour tou­jours, et que ma vieillesse serait condamnée à marcher à tâtons. Que tu aies pris une route dangereuse, cela peut être ; pourquoi ne pourrais-je en

75 prendre une autre qui me mènerait au même point? Mon intention est d'en appeler au peuple, et d'agir ouvertement.

LORENZO. — Prends garde à toi, Philippe, celui qui te le dit sait pourquoi il le dit. Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux hommes.

PHILIPPE. —Je crois à l'honnêteté des républicains.

80  LORENZO. — Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre ; une fois mon coup fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d'établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu'ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. — Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te demande, c'est de ne pas t'en mêler ; parle,

85 si tu le veux, mais prends garde à tes paroles, et encore plus à tes actions. Laisse-moi faire mon coup — tu as les mains pures, et moi, je n'ai rien à perdre.

PHILIPPE. — Fais-le, et tu verras.

LORENZO. — Soit — mais souviens-toi de ceci. Vois-tu, dans cette petite maison,

90 cette famille assemblée autour d'une table ? Ne dirait-on pas des hommes? Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. Cependant, s'il me prenait envie d'entrer chez eux, tout seul, comme me voilà et de poignarder leur fils aîné au milieu d'eux, il n'y aurait pas un couteau de levé sur moi.

[...]

PHILIPPE. — Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles?

95 LORENZO. — Pourquoi? tu le demandes?

PHILIPPE. — Si tu crois que c'est un meurtre inutile à ta patrie, pourquoi le commets-tu?

LORENZO. — Tu me demandes cela en face ? Regarde-moi un peu. J'ai été beau, tranquille et vertueux.

100 PHILIPPE. — Quel abîme ! quel abîme tu m'ouvres!

LORENZO. — Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette.... (Il frappe sa poitrine) il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le

105 seul fil qui rattache aujourd'hui mon coeur à quelques fibres de mon coeur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte, et veux‑

 

 

110 tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s'éva­nouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur de boeufs — maisf aime le vin, le jeu et les filles, comprends-tu cela? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce

115 que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d'infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tin­tent, et que l'exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche. J'en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m'accablent d'in­jures pour se dispenser de m'assommer, comme ils le devraient. J'en ai assez

120 d'entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci, c'est peut-être demain que je tue Alexandre ; dans deux jours j'aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d'une curiosité monstrueuse apportée d'Amérique, pourront satisfaire leur gosier, et vider leur sac à

125 paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu'ils agissent ou n'agis­sent pas, j'aurai dit tout ce que j'ai à dire ; je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l'Humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marquée en traits de sang. Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou Érostrate ; il ne me plaît pas qu'ils m'oublient. Ma vie

130 entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tète en m'entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d'Alexandre — dans deux jours, les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.

PHILIPPE. — Tout cela m'étonne, et il y a dans tout ce que tu m'as dit des

135 choses qui me font peine, et d'autres qui me font plaisir. Mais Pierre et Thomas sont en prison, et je ne saurais là-dessus m'en fier à personne qu'à moi-même. C'est en vain que ma colère voudrait ronger son frein; mes entrailles sont émues trop vivement. Tu peux avoir raison, mais il faut que j'agisse ; je vais rassembler mes parents.

140 LORENZO, — Comme tu voudras, mais prends garde à toi. Garde-moi le secret,

même avec tes amis, c'est tout ce que je te demande.

 

(Ils sortent.)

« [ ...

] {Lorenzo dissuade Philippe de venger ses enfants, car personne ne le soutiendra: lui-même sait d'expêrience que les hommes sont tous lâches et se moquent de la justice.} PHILIPPE.

-Je conçois que le rôle que tu joues t'ait donné de pareilles idées.

Si je te comprends bien, tu as pris, dans un but sublime, une route hideuse, et tu crois que tout ressemble à ce que tu as vu.

35 LORENZO.

-Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus; je te dis le danger d'en faire.Je connais la vie, et c'est une vilaine cuisine, sois-en persuadé, ne mets pas la main là-dedans, si tu respectes quelque chose.

PHILIPPE.

-Arrête! Ne brise pas comme un roseau mon bâton de vieillesse.

Je crois à tout ce que tu appelles des rêves; je crois à la vertu, à la pudeur et 40 à la liberté.

LORENZO.

-Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio? et les enfants ne me jettent pas de la boue? Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur, et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais pour m'assommer? Au fond de ces dix mille maisons que voilà, la septième géné- 45 ration parlera encore de la nuit où j'y suis entré, et pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende en deux comme une bûche pourrie? L'air que vous respirez, Philippe,je le respire; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement sur le sable fin des promenades; pas une goutte de poison ne tombe dans mon chocolat -que disje? ô Philippe! les mères 50 pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles quand je m'arrête au seuil de leurs portes; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus vil que le baiser de Judas- tandis que moi, pinçant le menton de la petite, je serre les poings de rage en remuant dans ma poche quatre ou cinq méchantes pièces d'or.

[ ...

] {Lorenzo raconte comment, quand il a «commencé à joué {son} rôle de Brutus moderne", il a cherché en vain les honnêtes gens à qui son crime profiterait: même chez ceux chez qui "la conscience est vivante", "le bras est mort".} 55 PHILIPPE.

-Pauvre enfant, tu me navres le cœur ! Mais si tu es honnête, quand tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras.

Cela réjouit mon vieux cœur, Lorenzo, de penser que tu es honnête; alors tu jetteras ce déguisement hideux qui tç défigure, et tu redeviendras d'un métal aussi pur que les sta­ tues de bronze d'Harmodius et d'Aristogiton.

60 LORENZO.

-Philippe, Philippe, j'ai été honnête.

La main qui a soulevé une fois le voile de la vérité ne peut plus le laisser retomber; elle reste immobile jusqu'à la mort, tenant toujours ce voile terrible, et l'élevant de plus en plus au-dessus de la tête de l'homme, jusqu'à ce que !'Ange du sommeil éternel lui bouche les yeux.

65 PHILIPPE.

-Toutes les maladies se guérissent, et le vice est aussi une maladie.

LORENZO.

-Il est trop tard -je me suis fait à mon métier.

Le vice a été pour moi un vêtement, maintenant il est collé à ma peau.

Je suis vraiment un ruf­ fian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la Mort au milieu de ma gaieté.

Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin, et ce qui 166. »

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