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Opposant à l'enthousiasme de la jeunesse les fréquents renoncements de l'âge mûr, Gide écrit dans son Journal (p. 711) : « Je crois vraie, tragiquement vraie, cette phrase d'Alfred de Vigny, souvent citée, qui paraît simple seulement lorsqu'on la cite sans la comprendre : « Une belle vie, c'est une pensée de jeunesse réalisée dans l'âge mûr. » Commenter et discuter.

Publié le 17/02/2011

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gide

REMARQUES SUR LE SUJET

On propose un jugement de Gide sur une pensée d'A. de Vigny. Il conviendra donc de procéder par approches successives à un triple éclairage du sujet : — l'explication « qui paraît simple « de la maxime de Vigny ; — l'explication de l'opinion de Gide, orientée par la phrase d'introduction; — enfin notre point de vue personnel, comportant au besoin une part de contestation. Bien que la connaissance de Gide ne soit pas indispensable pour traiter ce sujet, c'est elle qui peut en renouveler l'intérêt; par là il sera l'occasion, notamment dans les classes terminales, d'une de nos trop rares incursions dans la littérature contemporaine.

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« hommes ni enthousiasme, ni amour, ni adoration, ni dévouement, creusons la terre jusqu'à son centre, mettons-ycinq cents milliards de barils de poudre, et qu'elle éclate en pièces comme une bombe au milieu du firmament.

» II - UNE PHRASE TRAGIQUEMENT VRAIE Pour éclairer le sens de l'interprétation que Gide donne à la phrase de Vigny, il faut la replacer dans la perspectivede sa morale essentiellement individualiste.

Chaque être est irremplaçable et sa valeur réside dans son originalité.

Ilfaut être soi le plus possible et pour cela préserver sa liberté contre tout ce qui entrave l'épanouissement del'individu : tyrannies sociales, coutumes morales et religieuses.

Gide a lui-même été en conflit avec les interdits de lafamille, de la religion puritaine, des préjugés sociaux.

La jeunesse l'attire d'un irrésistible attrait parce que chaquegénération nouvelle arrive chargée d'un message; il faut l'aider à délivrer ce message, c'est-à-dire à réaliser cespensées de jeunesse dont dépend une belle vie.

Si la phrase de Vigny lui paraît tragiquement vraie, c'est que letragique auquel elle aurait le mérite de rendre témoignage consiste dans la faiblesse de l'homme en face de sondestin, dans la défaite des efforts entrepris pour s'en rendre maître.

La pensée de Gide dénote un pessimisme quis'attache surtout au caractère exceptionnel d'une belle vie, donc aux causes d'échec : soit aux obstaclesrencontrés, soit — ce qui est plus grave — au reniement du but poursuivi. A.

Les obstacles qui s'opposent à la réalisation d'une pensée de jeunesse peuvent être soit en dehors de l'individu,soit en lui-même.Obstacle matériel ou technique lorsque les forces de la nature ou l'insuffisance des moyens techniques rendentinaccessible le but désiré : ainsi pendant des millénaires le rêve d'atteindre la lune fut le symbole de l'Impossible quel'homme ne pouvait atteindre que par l'imagination d'un Cyrano de Bergerac ou d'un Jules Verne.

« L'appel du cosmosest sorti d'un rêve.

Prématuré comme tous les rêves, celui-ci est né à une époque où la technique ne pouvait pasencore en permettre la matérialisation.

» (C.

Feoktistov).Obstacle historique, lorsque les événements ne se prêtent pas à la réalisation d'un rêve de gloire ou de révolution.Pendant des siècles ceux qui rêvaient de la Cité idéale n'ont pu la construire que dans d'utopiques Icaries.

A toutela jeunesse que Napoléon avait bercée de gloire militaire, la chute de l'Empire en ayant enlevé l'espérance ne laissaque cette désillusion racontée par Musset dans sa Confession d' un enfant du siècle.

Vigny lui-même note dansServitude et grandeur militaires (Vigny, Œuvres choisies, éd.

Hatier, p.

398) : « Les événements que je cherchais nevinrent pas aussi grands qu'il me les eût fallu.

Qu'y faire? On n'est pas toujours maître de jouer le rôle qu'on eûtaimé.

»Obstacle de l'entourage familial ou de la société, lorsque la pensée de jeunesse se heurte au conformisme despréjugés ou des intérêts dont beaucoup de vocations d'artistes n'ont pu triompher comme Baudelaire..C'est bien làl'obstacle que Gide a le plus péniblement ressenti et le plus vivement combattu.

Contre l'enracinement cher à Barrès,il a condamné l'encroûtement dans les habitudes héréditaires; il a dénoncé la famille « régime cellulaire » oùl'épanouissement de la personnalité est étouffé par les interdits d'une prudence excessive, qui paralyse touteinitiative, les foyers clos où la générosité s'étiole dans l'égoïsme d'une tendresse exclusive.Mais l'échec est dû souvent aux insuffisances de celui qui se proposait 'un but que d'autres, mieux armés, auraientpu atteindre.

Le tragique est alors celui d'une défaite.

Tel a rêvé d'être un savant ou un artiste, dont la santé atrahi les forces ou qui a dû reconnaître les limites de son intelligence ou l'absence d'un véritable génie.

Tel autre n'apas eu la force morale nécessaire pour vaincre les déceptions ou pour vivre conformément à son idéal.

Vigny notedans son Journal d'un poète : « Le fort fait les événements, le faible subit ceux que la destinée lui impose.

Levulgaire est entraîné, les grands caractères sont ceux qui luttent.

Il y en a peu qui aient combattu toute leur vie;lorsqu'ils se sont laissé emporter par le courant, ces nageurs ont été noyés.

» B.

Le renoncement ou le reniement sont, plus encore que les obstacles, les raisons pour lesquelles la phrase deVigny paraît tragiquement vraie à Gide.

En la faisant sienne, il ajoute : « Peu m'importe du reste que Vigny lui-mêmen'y ait peut-être point vu toute la signification que j'y mets.

» Les phrases citées du Journal d'un poète semblentbien l'y autoriser.

Le prix d'une belle vie n'est pas seulement d'avoir su vaincre tous les obstacles, c'est d'être restéfidèle à son but alors que tarit d'autres y renoncent ou le trahissent.

Renoncement dicté non par une justeappréciation de ses propres limites, qui pourrait être sagesse et clairvoyance, — tout en conservant son idéal(reporté à d'autres : à ses enfants, aux générations futures), mais par « ce que l'on appelle expérience » et quin'est souvent « que de la fatigue inavouée, de ,la résignation, du déboire ».

« Si l'enfant prodigue revient au foyer,c'est parce qu'il manque de cran pour persévérer dans l'inconnu sur des routes non tracées.

»Le plus tragique est l'infidélité à l'égard de son propre idéal : infidélité qui vient moins de ce que l'idéal a changé(comme Cunégonde bien enlaidie lorsque Candide la rejoint au terme de ses aventures), mais due au fait que lapersonnalité a évolué de la jeunesse à l'âge mûr.

Tel qui semble poursuivre encore le même but ne voit plus en luiqu'un moyen : l'ambition politique a remplacé la lutte pour les idées, l'idéalisme désintéressé a fait place à laséduction de la popularité; à la passion du chercheur se mêlent les profits de l'inventeur; de l'originalité de son géniel'artiste fait une carrière.

Vigny dénonce « le premier qui a dit : la Carrière des lettres » (o.c.

p.

696).Chez d'autres la foi dans l'idéal a fait place au scepticisme; parfois les moyens mis.

en oeuvre pour l'atteindre en ontcorrompu la pureté.

Lorenzaccio qui s'accroche encore à son but n'a plus la foi dans son utilité et donne à entendrequ'on ne peut agir sans risque de se salir les mains.

La maturité a remplacé l'enthousiasme par la prudence, le besoind'absolu par l'opportunisme.

« Ils ont presque tous transigé, dit Gide à propos de ses compagnons de jeunesse.

C'estce qu'ils appellent « se laisser ins-truire par la vie ».

La vérité qui était en eux, ils l'ont reniée.

»Mais parfois le scepticisme qu'ils affectent et qu'ils opposent aux jeunes se réclamant de leur ancien idéal n'est. »

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