PEREC Georges : sa vie et son oeuvre
Publié le 27/11/2018
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PEREC Georges (1936-1982). Un sentiment de virtuosité : telle est, au premier abord, l’impression que peut laisser l’œuvre de Georges Perec. Le recours à ce que les partisans de la littérature « à thèses » nomment des « procédés » littéraires, la pratique spectaculaire des effets les plus inattendus semblent révéler en lui un technicien, un mathématicien de l’écriture plus qu’un « auteur » : n’a-t-il pas élaboré un roman entier (la Disparition) en se dispensant d’utiliser la lettre « e »? N’a-t-il pas écrit pour l’OULIPO un « drame alphabétique », limitant les dialogues au simple énoncé phonétique des lettres de l’alphabet?
Mais ces prouesses dissimulent quelque peu la modernité d'un écrivain qui, parallèlement aux recherches du Nouveau Roman, voit en la structure de l’ouvrage, en la pure pratique de règles formelles, la seule réalité de la littérature; qui, sans manifestes ni déclarations tapageuses, écarte délibérément les mythes — ou, comme il le dit lui-même, « les grandes majuscules » — de la littérature psycho-humaniste : l’inspiration, le Génie, la Vision du Monde, etc.; qui perçoit dans la « Culture » une surenchère tendant à faire du livre un objet de consommation plutôt qu’une libre création gratuite, et de l’auteur un idéologue, un maître à penser parmi d’autres, plutôt qu’un technicien indépendant.
Au reste, derrière toutes ses recherches verbales vertigineuses, le « premier » Perec, le romancier-sociologue des Choses n’a jamais disparu; par ses ouvrages, c’est le rôle et le statut de l’écrivain qu’indirectement il nous invite à reconsidérer — et aussi la place réelle que peut occuper l’écriture dans une société qui n’a jamais cessé de la parer de valeurs mythiques.
Les expériences d'un chercheur
Georges Perec naît à Paris, dans une famille modeste (son père est tourneur sur métaux). Il poursuit de bonnes études au collège d'Étampes, puis à Paris, au lycée Claude-Bernard et au lycée Henri-IV. Il fréquente ensuite successivement la faculté des lettres de Paris et celle de Tunis. Sa curiosité pour les problèmes de l’écriture trouvera vite à s’exercer, le poste de documentaliste qu’il va occuper de 1961 à 1978 au C.N.R.S. lui permettant d’enrichir ses connaissances et de commencer à écrire. Son premier livre, les Choses, qu’il désigne comme une « histoire des années soixante », obtient le prix Théophraste-Renaudot 1965. Après ce succès, Perec publie d’autres ouvrages, qui tous résolvent de nouveaux problèmes formels : Un homme qui dort (1967), écrit à la deuxième personne du singulier, reprend la thématique des Choses, mais la Disparition (1969), ouvrage lipo-grammatique, et l'Augmentation (1970), pièce dans laquelle chaque personnage représente une étape rhétorique distincte du langage, montrent à quel point les questions de technique littéraire passionnent Perec. C’est d’ailleurs à cette époque (1970) qu'il entre à l’OULIPO (Ouvroir de littérature potentielle [voir OulipoJ) après avoir été reçu membre du Collège de pataphysique; avec ses amis François Le Lionnais, Jacques Roubaud, Raymond Queneau, Perec approfondit notamment ses recherches lipogrammatiques. Il publie W ou le Souvenir d'enfance (1975), Je me souviens (1978), alors que, depuis 1969, il a entrepris son œuvre la plus vaste, celle qui résume toutes ses explorations littéraires : la Vie
«
mode
d'emploi, énorme livre de 700 pages, pour lequel
il reçoit en 1978 le prix Médicis.
Mais cette vie consa
crée tout entière à l'écriture s'achève brutalement, Pérec
succombant à un cancer, alors qu'il venait de terminer la
première partie d'un nouveau roman.
Jeux et artifices
Toutes les recherches de Perec, depuis sa participation
à l'OULIPO, sont allées dans le même sens : réhabiliter
l'artifice littéraire, si longtemps méprisé des auteurs eux
mêmes : il recherche donc un cadre formel, totalement
gratuit, un jeu sans autre fin que lui-même, et construit
des univers parfois hallucinants; ainsi dans l'Augmenta
tion, le thème de la pièce («Comment, [ ...
] mettre le
maximum de chances de son côté en demandant à votre
chef de service un réajustement de votre salaire »)
s'identifie à la figure de style du même nom; il y a six
personnages, correspondant à chaque moment del' (( aug
mentation» : la Proposition, l'Alternative, l'Hypothèse
positive, l'Hypothèse négative, le Choix, la Conclusion.
En combinant tout au long de l'ouvrage ces six figures,
Perec constitue un discours exempt de toute psychologie
traditionnelle.
De même le lipogramme- qu'il utilise notamment
dans la Disparition, réécrivant «Brise marine » de Mal
larmé sans employer la lettre (( e », tout en préservant le
sens général du poème-, s'explique comme une libéra
tion de 1 'écriture : « La suppression de la lettre, du signe
typographique, du support élémentaire, est une opération
plus neutre, plus nette, plus décisive, quelque chose
comme le degré zéro de la contrainte, à partir duquel
tout devient possible » (Créations, Re-créations, Récréa
tions, 1973).
S'imposer des lois qui n'ont de justification
qu'en elles-mêmes, c'est, en fait, s'éloigner des contrain
tes pesantes de la thèse, du « message», qui emprison
nent plus sûrement la littérature dans la « Culture», où
l'écrivain abdique son originalité propre; l'agencement
verbal le plus terre à terre, par son humour même, sauve
le 1 iv re du sérieux de 1' Idée.
Mais le jeu qui passionne le
plus Perec, c'est d'être un collectionneur de mots et de
choses.
Les choses et les signes
Si l'on a parfois qualifié l'écriture de Perec de« baro
que '>>, c'est en partie à cause des innombrables inventai
res qui envahissent ses ouvrages : énumération des élé
ments de mobilier que désirent Jérôme et Sylvie, dans
les Choses; énumération de tous les journaux, papiers
ou prospectus que lit « l'homme qui dort» dans son
désœuvrement; énumération d'objets de rêve, dans la
Boutique obscure (1973); énumération et description de
tous les tableaux d'une collection imaginaire dans Un
cabinet d'amateur (1979).
Mais le livre le plus riche
d'inventaires est la Vie mode d'emploi : le narrateur
passe en revue non seulement tous les objets contenus
dans un immeuble, des caves aux greniers, mais aussi
tous les êtres vivant ou ayant vécu dans tous les apparte
ments, mais également les multiples avatars et aventures
de ces personnages -qui constituent autant de romans,
dont la Vie mode d'emploi est la collection.
Et il est vrai que par la minutie des descriptions, la
volonté de saisir parfaitement l'objet dans toutes ses
dimensions et dans sa configuration spatiale, on retrouve
le Robbe-Grillet de la Jalousie; on pense également à
Borges devant le soin « hyperréaliste » que met Perec à
élaborer de fausses références scientifiques, des biogra
phies fictives, des pseudo-références bibliographiques
-jusqu'à faire figurer dans la Vie mode d'emploi le
contenu d'un catalogue (imaginaire) de matériel de bri
colage.
Mais au-delà de ces ressemblances, on sent que Perec
ne s'occupe pas seulement de rendre parfaitement
« présentes » les « choses » qui s'offrent à l'homme dans
la société : tout objet, concret ou abstrait, a une valeur,
aussi bien marchande qu'idéologique.
Tout comme Bar
thes ou comme Baudrillard, mais de façon implicite,
Perec montre que, dans la vie moderne, tout est signi
fiant, normalisé, classé; en ce sens, les Choses dévoilent
les tentatives infructueuses de Jérôme et Sylvie pour
échapper aux codes de la société: s'ils échouent, c'est
pour n'avoir pas senti que le pouvoir s'insinue jusque
dans les objets de consommation courante, que tout est
signe -signe de richesse, de confort, d'appartenance
politique; que les choses ne peuvent se soustraire à l'éco
nomie du signe.
Ainsi, désirent-ils, inconsciemment,
'>, c'est rapprocher arbitrairement des
significations sans rapport les unes avec les autres -
c'est aussi les rendre ridicules.
Il en est donc de l'écrivain comme du collectionneur;
parce qu'il modifie (par le jeu de langage) l'ordre habi
tuel des valeurs, il détruit leur sens social.
D'où l' impor
tance d'une pratique artificielle de l'écriture : il faut que
rien, si ce n'est la loi personnelle de l'auteur, ne déter
mine le besoin d'écrire.
Pour retrouver un «degré zéro>>
des choses et des mots, le texte doit paraître d'une totale
gratuité.
Le désir du neutre
Pour l'écrivain, il s'agit de conduire la littérature sur
un terrain où le signe est neutralisé par les jeux de lan
gage.
Lecteur attentif de Barthes, Perec veut « vider >'> Je
signe littéraire de son contenu idéologique.
A cette fin,
so.it il s'impose les règles de son jeu personnel, soit il
fait proliférer les sens stéréotypés de la vie sociale en
autant de métastases verbales qui corrompent peu à peu
la logique du discours.
Le «message» n'est donc pas
exprimé par l'écriture : il est l'écriture elle-même.
Perec
ne dit pas son fait à la société industrialisée : il en mine
les valeurs idéologiques par la forme même de l'écrit.
Ce qui paraissait, dans les Choses, n'être qu'une dénon
ciation ambiguë devient, dans la Vie mode d'emploi, une
démonstration d'indifférence à l'égard du monde de la
consommation.
Si le pouvoir du conformisme est clairement remis en
cause dans Un homme qui dort, où le héros tente vaine
ment de se marginaliser par l'inertie, il est implicitement
battu en brèche dans la Vie mode d'emploi.
Le lien est.
»
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