Portrait de La Bruyère
Publié le 09/02/2012
Extrait du document
Myrice est plein de mérite. ll ne le tient ni de sa richesse, ni de sa charge, ni de ses protecteurs, mais de lui seul; aussi vit-il, parmi les « grands «, ignoré ou méconnu. Le mérite, qui console de tout, ne le console point de sa disgrâce.
Il sait du grec, du latin, de la philosophie, de l'histoire autant qu'homme de France. Il sait l'allemand, en un siècle qui se pique de l'ignorer. Il sait même le français, il l'aime et jusqu'en ses langes; comme M. de La Fontaine, il se plaît à réhabiliter les vieux mots bannis par les puristes et les pédants. Conscient de ce qu'il sait, il déteste les Vadius : il n'étale pas sa science et ne craint rien tant que de paraître savant; modeste toutefois it la manière de feu M. Corneille, il répéterait volontiers après lui : ....
«
lui « du comr », il n'est pas « né médiocre »; il goûte la « pure 'amitié ».
« Esprit, bonté, attachement, services, ~omplaisance », il met tout à la dis
position de ses amis, ~ans calcul, sans espoir Ile retour.
Dans la gamme de ses vertus, le désintéressement est, en effet, la domi
nante.
c Tirer avantage d'autrui lui semble odieux.
» ll estime « plus que
l'or le plaisir de vous obliger ».
Il eût pu monnayer son talent; quoi de
plus légitime? l'écrivain ne doit-il pas vivre de sa plume? Les Caractères
n'enrichiront pas Myrice; ils serviront à doter la fille du libraire.
D'un
geste royal, il a laissé tomber 300.000 francs dans la corbeille de noces de
sa petite amie, M"• Michallet.
Il prise la justice à l'égal de la charité; dans sa vie morale, dans son
œuvre, il ne sépare pas ces deux sœurs jumelles.
Il rend strictement à
chacun ce qui lui est dû : à un Rouis XIV, à un Condé, à un Bossuet, le res
pect; à un Corneille, à un Racine, l'admiration; à un Philémon, à un Gua
thon, le mépris; au public, ce que le public lui a prêté: la matière même
de son ouvrage.
L'injustice le révolte.
Il stigmatise les « âmes sales, pétries de boue et
d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt ».
Il invective contre le joueur qui
« expose sur une carte sa fortune, celle de sa femme et de ses enfants ::..
La prospérité inique des P.
T.
S.
l'exaspère; il prend hardiment la défense
du « peuple », affligé, pressuré, ruiné par ces financiers sans scrupules qui,
si l'on n'y remédiait, « ôteraient le pain à toute une province ».
Il exècre
ces « simples bourgeois », qui « avalent en un morceau la nourriture de
cent familles », tandis qu'il manque à d'autres « jusqu'aux aliments ».
La
« misère » du paysan, surtout, lui saisit le cœur et il en a brossé pour les
siècles futurs un tableau poignant.
Votre culte de la justice est votre plus
beau titre de gloire, Myrice, sinon le plus brillant.
Ce qui brillera aux regards des générations à venir, c'est votre style à
facettes, taillé et poli comme le sont les diamants; c'est votre galerie de
portraits, si riche en couleurs, si savamment éclairée.
Ascagne est statuaire,
Hégion, fondeur, .-Eschine, foulon, Cydias, bel esprit; et vous, Myrice, peintre
de portraits.
C'est votre profession, vous y excellez, n'en sortez pas, ne
tentez pas d'écrire des Ma:JQ.mes ou des Pensées ...
Vous
vous en défendez, je le sais, dans votre Préface et pourtant, çà et là,
vous imitez un La Rochefoucauld ou un Pascal.
La comparaison ne vous est
pas favorable.
Non que vous soyez un psychologue médiocre.
Vous avez
bien jugé les hommes de votre temps, voire - célibataire endurci - les
femmes; à peine pourrait-on vous accuser de sévérité à l'égard des enfants
« hautains, dédaigneux, colères » ••• et le reste.
Mais vos modèles vous dé
palilsent: l'un en force et en subtilité, l'autre en profondeur et en sublimité;
tous deux nous découvrent mieux que vous « l'éternel fond de l'homme ».
Par contre, que d'esprit, quelle variété, quel coloris, quelle vie dans vos
doctes peintures 1 lei, vous fixez une physionomie en quelques mots, comme
d'autres en quelques coups de crayon.
Plus_ loin, vous nous offrez une fine
miniat111re patiemment dessinée et enluminée.
Certains de vos personnages
se réduisent à une esquisse, à une silhouette, à un buste; d'autres se dressent,
peints en pied, devant nous.
La peinture est muette et immobile; vos por
traits parlent et aeissent.
Gestes et attitudes, les regards et l'âme, rien
n'échappe à votre pinceau.
Nous connaissons par leur nom· vos originaux; nous les avons regardés
vivre; nous avons assisté aux spectacles toujours renouvelés qu'ils donnent.
»
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